Ça crisse. Ça chuinte. Ça cliquette… A Fromelennes, un petit village des Ardennes, l’usine de cuivre va pouvoir continuer à résonner du bruit des machines. Au moins pour un an. Il s’en est fallu de peu. Depuis des mois, le site et ses 350 salariés étaient menacés. Mis à mal par la crise, l’italien KME, propriétaire des lieux, avait décidé de fermer une des unités-clés de Fromelennes, la fonderie. Une installation ancienne, déficitaire et un peu trop souvent en panne. « Ce n’est pas là que KME a investi, c’est clair », explique un salarié. Or, sans fonderie, le personnel ne donnait pas cher des ateliers de transformation. Cela aurait signé la fin d’un site historique, ex-Pechiney, où l’on travaille le cuivre depuis 1817.
Mais le 15 janvier, bonne surprise : la procédure de fermeture est annulée. « Ce n’est pas un miracle, commente Rachid Belkebir, le représentant de l’intersyndicale CFDT-CGT. Après l’annonce de la fermeture, on a réorganisé le travail, traqué les économies possibles, et amélioré la productivité de 30 % en six mois ! Cela a amené la direction à revoir ses plans ». D’autant que le personnel s’est engagé à gagner de nouveau 5 % en productivité cette année. Fromelennes est – provisoirement – sauvé.
Ça craque. Ça crisse. Ça coince… Fromelennes résume les dangers qui guettent de plus en plus d’usines françaises. Des sites souvent anciens, mal organisés, sous-utilisés, peu rentables. Les premiers menacés en cas de difficultés. Pour le dire en un mot, vétustes.
L’HÉRITAGE DES « TRENTE GLORIEUSES »
Ce mot, Christophe de Margerie, le PDG de Total, a été l’un des premiers à oser l’employer. Le système industriel français est « globalement vétuste », c’est « une évidence » qu’il faut « accepter d’entendre », affirme-t-il au détour d’un entretien aux Echos, le 28 août 2013. Venant du premier industriel de France, ce diagnostic-choc prend un relief particulier.
A l’époque, le patron de Total prépare le terrain pour son propre groupe : quelques jours plus tard, il annonce son intention de fermer à terme la principale unité du complexe chimique de Carling, en Moselle. Un site assez représentatif, lui aussi, de l’outil industriel français. Créé dans les années 1950 pour exploiter le charbon lorrain, il est relativement petit, éloigné des ports et des raffineries. Dans ce contexte, Total a préféré depuis des années investir ailleurs, sur des sites géants à Anvers (Belgique) ou Jubail (Arabie saoudite). Jusqu’au jour où la question du maintien de Carling s’est posée.
Mais le constat dépasse Total. La France compte certes des usines dernier cri, comme celle que le fabricant de tracteurs Massey Ferguson a inaugurée à Beauvais (Oise) en novembre 2013. Mais l’essentiel des sites date soit d’avant-guerre, soit des années de forte croissance, entre 1945 et 1975. « C’était aussi une époque où la France acceptait encore de construire des usines, sans que le moindre projet soit l’objet de recours », note le consultant Denis Florin, de Lavoisier Conseil.
Depuis ces « trente glorieuses », peu d’unités totalement neuves sont sorties de terre. Quant aux équipements, eux aussi accusent souvent un certain retard. Un exemple ? Kem One. Sur les quatre usines de chlore de l’ancienne filiale d’Arkema, « une seule peut être considérée comme moderne », soulignaient en 2013 les experts de Bercy. « Deux sont fortement consommatrices d’énergie, et une est condamnée à horizon 2020 pour des raisons d’environnement ». Un gros chantier en vue pour les repreneurs qui se sont lancés dans l’aventure…
LA FRANCE EN QUEUE DE PELOTON DANS L’UE
« On paie vingt ans de sous-investissement », résume Robin Rivaton, auteur de plusieurs notes sur l’industrie pour le think tank libéral Fondapol. « Les marges des petites entreprises ont tant baissé qu’elles ont rogné sur toutes leurs dépenses, et les groupes mondiaux ont investi plutôt ailleurs, notamment dans les pays émergents », renchérit un industriel français. Confessant, sous le sceau de l’anonymat : « Moi aussi, j’ai sous-investi ».
Selon la Banque européenne d’investissement, la France est, avec l’Irlande, le pays d’Europe qui, en proportion, a consacré le moins d’argent à son outil industriel entre 1995 et 2002. De l’ordre de 5 % du produit intérieur brut (PIB), contre plus de 8 % en Belgique et en Italie.
« Oui, les marges écrabouillées se sont traduites par un vieillissement des installations et une perte de compétitivité, confirme Arnaud Montebourg, le ministre du redressement productif. Les années Sarkozy ont été un désastre sur ce plan ».
L’exemple des robots est particulièrement parlant. En 2013, la France ne comptait que 33.000 robots industriels dans ses usines, contre 58.600 en Italie et… 165.800 en Allemagne, le pays de la mécanique, selon l’International Federation of Robotics. Un écart de 1 à 5 entre les deux rives du Rhin. « Et cet écart avec nos concurrents européens s’accroît », souligne M. Rivaton : seuls 2.900 robots ont été installés en France en 2013, quand l’Allemagne en ajoutait six fois plus. Dans le même temps, la Grande-Bretagne, longtemps à la traîne, se met elle aussi à s’équiper.
En France, aucun signe de redressement n’est en vue. Après une remontée en 2010 et 2011, les commandes de machines-outils et autres équipements de production sont reparties à la baisse depuis la mi-2012. Elles ont chuté de 25 % en 2013, estime le Syndicat des entreprises de technologies de production (Symop). Au même moment, les commandes des industriels japonais sont, elles, à leur plus haut niveau depuis cinq ans.
Faute d’investir, les sociétés françaises font de plus en plus durer leurs machines. Selon l’Insee, le nombre d’entreprises ne déclassant aucun équipement dans l’année est ainsi passé de 18 % sur la période 1991-1996 à 33 % en 2013.
Chez les fabricants de papier, par exemple, les machines ont en moyenne plus de vingt ans d’âge, contre une quinzaine d’années en Allemagne. Dans certains secteurs peu rentables et mal aimés comme la forge ou la fonderie, « on trouve encore du matériel qui date de la sortie de la guerre », constate M. Rivaton.
« Quand on est sollicités pour acheter des entreprises, on est souvent effrayés par l’état des usines », reconnaît un patron de la mécanique.
Le phénomène dépasse l’industrie lourde. Certains pans de l’agroalimentaire, comme les exploitations porcines, souffrent aussi d’un retard d’investissement. Les services ne sont pas épargnés. La Redoute, par exemple, doit une partie de ses difficultés à un empilement obsolète de systèmes informatiques et à une plate-forme logistique jugée préhistorique par certains salariés.
Car ce sous-investissement, qui se double souvent d’une organisation loin d’être optimale, est lourd de conséquences. Au-delà des problèmes de rentabilité, un outil peu performant empêche de monter en gamme et de s’adapter aux demandes de plus en plus mouvantes des clients. « Les donneurs d’ordre ont de plus en plus besoin de petites séries, relève M. Rivaton. Certaines usines sont bien en peine pour y répondre » Comme Caddie à Drusenheim, un site conçu pour fabriquer 10.000 ou 15.000 chariots à la suite. Or, à présent, les commandes dépassent rarement quelques centaines d’unités.
PENDANT CE TEMPS, LES ALLEMANDS…
A quoi ressemble un site ancien ? Pas forcément à du Zola. Prenez le stockage pétrolier de Coignières, dans les Yvelines. Treize énormes bacs appartenant à la société Raffinerie du Midi permettent d’approvisionner la région parisienne en essence, gazole, etc. Tous ont été construits la même année, en 1970. Tous ont donc quarante-quatre ans, âge vénérable pour une installation industrielle.
« Pourtant, le dépôt est en parfait état, et il peut encore fonctionner sans problème des dizaines d’années ! », assure le chef d’établissement, Philippe Pégouet, en faisant le tour du propriétaire.
Tous les dix ans, chaque bac fait l’objet d’une inspection approfondie. Vidé, dégazé, nettoyé, il est contrôlé en détail, avec une radioscopie des soudures pour en mesurer la corrosion. « Vous voyez le bac 13 ? On vient de l’arrêter pendant quatre mois, et on a effectué les travaux nécessaires ». Il est reparti pour dix ans. En quelques années, toutes les cuvettes de rétention ont aussi été refaites, pour les doter d’un fond en béton.
Un stockage irréprochable, donc. Mais Marc Richomme, l’un des dirigeants de la société, l’admet : « Aujourd’hui, si on devait reconstruire cette installation, on utiliserait une technologie plus récente, celle de la double enveloppe ». Une couche de béton s’ajouterait au bac en acier. Une sécurité supplémentaire en cas de problème. « Cette technologie de la double enveloppe est déjà assez employée en Allemagne, où des bacs ont été construits plus récemment… » Le même raisonnement pourrait être tenu pour les centrales nucléaires, dont EDF veut pousser l’exploitation bien au-delà de quarante ans.
DES ACCIDENTS DE PLUS EN PLUS FRÉQUENTS
Dans certains cas, toutefois, ce vieillissement du parc industriel tricolore pose des questions de sécurité. Ces dernières années, une série de trois accidents a provoqué un électrochoc au sein des pouvoirs publics. En 2007, un bac s’est ouvert dans un dépôt pétrolier, polluant les berges de la Garonne sur près de 40 kilomètres. En 2008, la fuite de canalisations à Donges (Loire-Atlantique) a nécessité trois mois de travail pour nettoyer les berges de la Loire et les côtes atlantiques. L’année suivante, la rupture d’une canalisation a souillé plusieurs hectares du parc régional de la Crau.
Le gouvernement a alors engagé un « plan vieillissement ». Au menu, mobilisation des industriels et multiplication des inspections sur site. Environ 300 par an. « Ce sujet va rester une priorité de nos services de contrôle au moins jusqu’en 2017 », annonce Patricia Blanc, la directrice générale de la prévention des risques au ministère de l’écologie.
Le lancement de ce plan n’a pas empêché de nouveaux accidents. Comme la fuite très spectaculaire d’une cuve de « liqueur noire » dans l’usine de pâte à papier de Smurfit-Kappa au fond du bassin d’Arcachon, en juillet 2012. « Globalement, les incidents et accidents liés au vieillissement des installations sont de plus en plus fréquents », reconnaît-on au ministère, avec une certaine inquiétude.
Car un autre effet de l’ancienneté des usines, c’est que les populations s’en rapprochent. « Un lotissement est à 260 mètres des usines de phosgène de Pont de Claix, dans l’Isère », s’alarme Jacky Bonnemains, de l’association Robin des bois. En croisant les doigts…
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