Directeur de la Nouvelle Revue d'Histoire, Philippe Conrad vient de publier aux Editions Genèse 1914. La guerre n'aura pas lieu(1).
Eric Letty : Existe-t-il selon vous une différence entre la droite et la gauche, l'homme de droite et l'homme de gauche ? Ces notions sont-elles encore d'actualité ?
Philippe Conrad : La bipolarité droite-gauche est assez récente dans notre longue histoire. Elle oppose globalement l'optimisme individualiste, libéral et progressiste issu des Lumières et conforté par les espoirs de lendemains enchantés portés par le triomphe du scientisme et les possibilités apparemment infinies ouvertes par le progrès technique, et les tenants de la contre-révolution, hostiles ensuite à l'égalitarisme issu de 1794, de 1917 et de 1968 qui se reconnaissent aujourd'hui dans les mobilisations de nature sociétale que l'on a vues à l'œuvre ces dernières années.
Cela dit, les frontières de la gauche et de la droite se sont souvent déplacées. Le nationalisme jacobin s'est opposé à l'Europe traditionnelle avant que la nation soit « récupérée » par la droite face aux rêves internationalistes issus du socialisme, le libéralisme issu de la gauche est devenu le fait de la droite « orléaniste » et l'on sait ce que sont devenus, un demi-siècle plus tard, les révolutionnaires d'opérette du grand carnaval soixante-huitard. J'ai plutôt tendance à penser que ce clivage vieux de deux siècles a de bonnes chances de s'estomper face aux défis majeurs que nous allons devoir affronter en termes d'identité, de civilisation ou d'équilibre géopolitique du monde. La révolution anthropologique et culturelle qui s'annonce trouvera sans doute ses diverses dimensions au-delà de ce clivage désormais daté.
La gauche a voulu « faire table rase du passé » mais elle a su très tôt mobiliser l'histoire à des fins de propagande. Existe-t-il une histoire de gauche s'opposant à une histoire de droite ? Dans quelle mesure la science historique est-elle prise en otage par l'idéologie ?
Il est clair que perdurent des lectures contradictoires du passé, décrypté à partir de préjugés idéologiques ou de paradigmes ne rendant que partiellement compte de la réalité. Aujourd'hui encore, les interprétations de l'Ancien Régime, de la Révolution, de la séquence napoléonienne, de la première guerre mondiale, de l'occupation ou des guerres coloniales révèlent la persistance de clivages dont l'origine est idéologique. Plus généralement, le débat né autour de ce que l'on a appelé « la nouvelle histoire » a révélé des approches notablement différentes. Tout cela n'a rien de choquant et contribue à faire avancer notre connaissance du passé.
Là où l'histoire est le plus évidemment prise en otage par l'idéologie, c'est dans le domaine de l'enseignement où la doxa universalo-droit de l'hommiste tend à s'imposer aux jeunes générations. La défaillance de notre système éducatif sur ce terrain (et cela vaut tout autant pour la géographie et d'autres disciplines) semble effectivement correspondre à la volonté idéologique de fabriquer ces fameux « citoyens du monde » privés de toute racine et de toute identité spécifique, aptes à devenir les consommateurs dociles rêvés par la World Company. Certains signes laissent cependant penser qu'en ce domaine, les attentes du système mortifère qui domine aujourd'hui « l’Occident » américano-centré risquent fort d'être déçues.
Les Français s'intéressent pourtant plus que jamais à leur Histoire, ce dont témoigne le succès rencontré par les revues d'histoire ou par des manifestations telles que le Puy du Fou. Devons-nous attribuer cet intérêt à un réflexe « de droite » ?
Ce serait sans doute réducteur car l'intérêt pour l'histoire dépasse les clivages politiques (Mitterrand ou Chevènement y étaient certainement plus attachés qu'un Chirac ou un Sarkozy, si l'on admet que ces deux-là font partie de la « droite »).
On ne peut que se féliciter en tout cas des multiples manifestations qui révèlent la permanence d'un intérêt pour l'histoire. Le gros problème demeure le naufrage de la transmission à l'école, au collège et au lycée, à l'inverse de ce qu'avait su faire, malgré ses préjugés et ses insuffisances, l'école républicaine pendant près d'un siècle.
La nation est-elle, à l'origine, une idée de gauche ? Peut-on dire que la « droite » l'a « réenracinée » ?
Vous avez tout à fait raison. La « Grande Nation » jacobine qui réunit ses citoyens-soldats contre l'Europe des « tyrans » est à l'évidence une idée de « gauche », qui perdure à travers l'épopée napoléonienne et ce sont les nations ou les nationalités qui se dressent contre l'ordre européen restauré par la Sainte Alliance. Le nationalisme révolutionnaire était porteur d'un messianisme universaliste qui appelait naturellement à un dépassement de la patrie charnelle, mais l'essor, au XIXe et XXe siècles, du socialisme internationaliste a largement détourné la gauche de la nation.
À l'inverse, la droite contre-révolutionnaire et ultramontaine a retrouvé dans le culte de la patrie l'imaginaire de la tradition auquel elle demeurait attachée et Maurice Barrès a redonné à la nation française, en invoquant la continuité issue «delà terre et des morts » un réenracinement organique d'une nature étrangère aux aspirations messianiques et émancipatrices du nationalisme jacobin. De l'autre côté du Rhin, le romantisme allemand a préparé l'émergence d'une conscience nationale non plus fondée sur de grands principes idéologiques à vocation universaliste mais sur le sang, le sol et la mémoire, ce qui se manifeste, à la même époque, dans le courant slavophile russe.
Il apparaît clairement aujourd'hui qu'enréaction à la mondialisation marchande incompatible avec la préservation de nos identités traditionnelles, c'est au retour des nations historiques et organiques que nous sommes en traind'assister.
Propos recueillis par Eric Letty monde&vie
1) 1914,1a guerre n'aura pas lieu, 200 p. Editions Genèse, 22,50 €.