L’entrée des démocraties occidentales dans une ère sans croissance paraît de plus en plus crédible. Or, le triomphe de l’Etat nation libéral-démocratique et social a été profondément lié aux «Trente Glorieuses». Que peut-on en attendre pour l’avenir de nos régimes politiques?
Nicolas Sarkozy se faisait fort d’aller la «chercher avec les dents», tandis que François Hollande la guette désespérément. En son nom, Pierre Gattaz prétend «tout renégocier»: aucun sacrifice ne serait de trop pour précipiter son retour, du Smic aux seuils sociaux dans les entreprises. Au niveau de l’Union européenne (UE), une stratégie baptisée «Europe 2020» lui a été dédiée, en l’affublant des adjectifs «intelligente, durable et inclusive».
L’expansion en volume du produit intérieur brut (PIB), soit la fameuse «croissance», a fini par bénéficier dans nos sociétés d’une adoration quasi religieuse. Et pourtant, nous allons peut-être devoir nous en passer, ce qui constitue un élément majeur à prendre en compte pour tout essai de prospective politique.
La fin de la croissance apparait bien sûr comme un horizon positif pour certains citoyens de sensibilité écologiste. Elle représenterait une chance de limiter suffisamment le réchauffement climatique, pour que celui-ci n’entraîne pas l’effondrement de la civilisation humaine. Ceux qui attendent cette fin sont cependant une minorité. L’invocation permanente dont la croissance fait l’objet, malgré ses coûts humains et environnementaux, équivaut en effet à «une croyance partagée, [plus forte que le savoir], qui rassemble toute la société» (Gilbert Rist, dans le magazine «Le Un» du 9 juillet 2014).
Les termes du débat sur le caractère souhaitable de la croissance ne sont toutefois pas au cœur de cet article, qui prend plutôt comme point de départ les arguments supportant le caractère probable de sa (quasi) disparition.
Ce postulat, une fois pris au sérieux, oblige en effet à prendre conscience du contraste nécessaire qui se développera entre les coordonnées de la vie politique des années «Trente Glorieuses», qui impriment encore les imaginaires, et celles de la vie politique telle qu’elle évoluedéjà.
L’hypothèse de plus en plus sérieuse d’une ère de «grande stagnation»
La thèse d’un essoufflement de la dynamique expansive du capitalisme a longtemps été confinée dans des cercles d’économistes d’inspiration marxiste, qui n’en ont pas moins nuancé et raffiné la prophétie d’un effondrement final du système sous le poids de ses contradictions.
C’est en particulier autour de la Monthly Review, aux Etats-Unis, que plusieurs auteurs ont développé un raisonnement faisant de la financiarisation une réponse fonctionnelle à la tendance à la stagnation des économies occidentales matures. Il faut admettre que ce modèle rend compte de façon assez cohérente de la crise des subprimes et de sa diffusion. Alan Freeman est allé dans le même sens, en montrant que les booms sont les exceptions à expliquer dans l’histoire du capitalisme, bien plus que les phases de dépression, lesquelles apparaissent au contraire comme une sorte de «pente naturelle» du système.
La nouveauté ces dernières années consiste dans la reprise, sinon de ces arguments, en tout cas du pronostic d’une ère longue de stagnation, de la part d’économistes relativementmainstream. Paul Krugman en a ainsi accepté l’hypothèse dans les colonnes du New York Times, tandis que Thomas Piketty, l’auteur du fameux Capital au 21ème siècle, a mis en garde contre l’accentuation à venir du décalage entre d’un côté la hausse continue du patrimoine des plus favorisés, et de l’autre l’évolution plus modeste de la production réelle et des revenus salariaux ordinaires. Interrogé par Télérama, il assure que «les Trente Glorieuses furent une exception; la normalité, c’est 1 % de croissance!».
La probabilité que la crise actuelle débouche sur une stagnation durable du «fétiche PIB» est de fait rendue crédible par de simples constatations empiriques. Au-delà des cycles conjoncturels, il apparaît ainsi que sur le long terme, dans les pays riches mais aussi à l’échelle mondiale, la tendance est au déclin de la croissance et des gains de productivité qui en ont été un moteur crucial.
Pour expliquer cette situation et pourquoi elle va durer, un certain nombre d’arguments ont été avancés par des chercheurs aux sensibilités assez variées, de l’économiste américain Robert Gordon aux auteurs de Penser la décroissance, en passant par le journaliste Richard Heinberg (La fin de la croissance). Ces arguments portent autant sur le développement intensif du capitalisme que sur son développement extensif.
Concernant le premier aspect, il s’agit d’admettre qu’en raison du poids des services, de la trajectoire déjà parcourue par les systèmes techniques, et de l’improbabilité d’un phénomène aussi structurant que l’a été la révolution automobile, les gains de productivité sont appelés à rester bien plus faibles qu’ils ne l’ont été au cœur du 20ème siècle, pendant l’ère fordiste.
Concernant le second aspect, il s’agit de prendre conscience du problème posé par la dépendance que nos sociétés complexes entretiennent avec des flux constants et gigantesques d’énergie. En effet, cette dépendance est de plus en plus délicate à maîtriser, d’autant que de nombreuses ressources se font de plus en plus rares et/ou coûteuses à extraire, y compris certains métaux pourtant indispensables aux stratégies de croissance «verte». C’est ce que traduit l’idée de «pic géologique et énergétique», que certains ont appelé le peak everything(littéralement, le «pic de tout»).
A ces deux ensembles d’arguments économiques et écologiques, un troisième pourrait être ajouté, d’ordre plus politique. Le sociologue Wolfgang Streeck a récemment émis l’hypothèse que le capitalisme n’avait plus d’adversaires assez puissants pour le corriger de ses tendances au chaos et au déclin. Le résultat à en attendre serait la poursuite paroxystique de sa tendance inégalitaire et ploutocratique, laquelle irait de pair avec la financiarisation et la stagnation de l’économie réelle, ces trois dynamiques s’entretenant mutuellement.
Croissance et qualité démocratique des régimes représentatifs
Or, s’il est avéré que la croissance ne reviendra pas (ou seulement de manière éphémère), les implications socio-politiques de cet état de fait seront majeures. Comme le relève Dominique Méda, nos sociétés sont «fondées sur la croissance». Cela signifie que dans le cadre économique et institutionnel en vigueur, un certain nombre de maux sociaux (dont le chômage de masse) se révèlent impossibles à guérir sans son concours. De plus, sans «le grain à moudre» fourni par une expansion continue, les conflits distributifs sont amenés à faire de plus en plus de perdants.
Il est maintenant admis que durant la période 1945-1973, les hauts niveaux de croissance ont été un ingrédient essentiel des compromis de classe positifs entre travail et capital (les seuls, sans doute, qui méritent le nom de «sociaux-démocrates»). Ils permettaient en effet de garantirsimultanément le progrès social et les fondamentaux d’une économie capitaliste.
Alain Caillé, dans son livre-programme sur le convivialisme, a ainsi pu parler de la croissance des Trente Glorieuses comme d’une «boucle émissaire», c’est-à-dire un facteur inédit ayant permis aux hommes de «s’opposer sans se massacrer», en canalisant leurs ressentiments vers l’horizon de l’abondance matérielle.
Il y a donc une logique à ce que la période exceptionnelle du boom de l’après-guerre ait aussi été celle de l’apogée des régimes représentatifs occidentaux, au sens où l’inclusion socio-politique des masses y a atteint des niveaux sans précédents. Or, depuis, la «grande fatigue du capitalisme» s’est accompagnée de l’épuisement parallèle des démocraties libérales.
Plusieurs indices en attestent, aujourd’hui bien documentés. Parmi ceux-ci, figurent notamment le déclin de la participation électorale, d’ailleurs socialement différenciée; celui de l’identification et de l’appartenance partisanes; l’appauvrissement du contenu des alternatives proposées aux électeurs; le renforcement des exécutifs au détriment des assemblées délibératives et des corps intermédiaires; ou encore le rétrécissement social du recrutement des élites politiques, la clôture de leur mode de vie et la multiplicité de leurs liens privilégiés avec les milieux d’affaires.
En réalité, le terme de «démocraties» a toujours été abusif pour qualifier les régimes consolidés dans l’espace occidental.
De nombreux politistes, dont Bernard Manin en France, ont bien montré que ces régimes sont avant tout représentatifs, que leurs principes ont été fixés dès le 18èmesiècle précisément par crainte du pouvoir de «la plèbe», et que leur caractère démocratique s’est en effet renforcé au cours du temps, sans toutefois en être un principe constitutif. Si l’on devait décrire plus précisément les indices de déclin évoqués ci-dessus, il faudrait donc parler d’une dégradation de la qualité démocratique des régimes représentatifs, ayant coïncidé avec la fin du long boom économique de l’après-guerre.
Le futur probable de nos régimes politiques
Cette lente érosion démocratique, déjà en cours, n’est-elle vouée qu’à simplement se poursuivre durant l’ère de la «grande stagnation»? Un tel diagnostic négligerait la rupture qualitative introduite par la crise actuelle. Encore une fois, c’est Wolfgang Streeck qui a le plus élégamment argumenté dans cette voie.
Partant de l’idée selon laquelle le principe capitaliste et le principe démocratique répondent à des logiques antagonistes, dont la conciliation est provisoire et construite, Streeck indique que celle-ci a bien été rendue plus délicate à partir du retournement des années 1970. Cela dit, l’inflation puis l’envol des dettes publiques et privées sont parvenus à reporter le choc entre les deux logiques. Or, la magnitude et l’importance de la crise actuelle s’expliquent justement par l’épuisement de ces artifices, et par la crainte que malgré les avalanches de liquidités des banques centrales et la formation de (dangereuses) nouvelles bulles, le système n’évolue vers une déflation mortifère.
Dans cette situation où plus aucune échappatoire n’est possible, le risque devient que les conflits distributifs se radicalisent, et que les défaites enregistrées par le monde du travail depuis trente ans n’aient été qu’un aimable prélude à ce qui va suivre. C’est dans ce contexte qu’il faut interpréter la phrase d’Angela Merkel sur la nécessité d’une «démocratie conforme aux marchés», ou les propos récents de Mario Draghi sur un mécanisme supranational qui permettrait d’imposer sans débat des réformes structurelles dans les pays membres.
En fait, la «constitutionnalisation» du néolibéralisme dans l’UE a déjà progressé à grands pas en quelques années, la Grèce faisant figure de laboratoire d’une entreprise de déconstruction méthodique des Etats sociaux. Après avoir été menée selon une voie «graduelle» depuis les années 1980, celle-ci connait depuis la crise une tendance à l’accélération, accompagnée d’une «insularisation» accrue des grands choix économiques vis-à-vis de tout contrôle populaire.
L’horizon ainsi dessiné est celui d’une démocratie et d’un Etat social tous deux «minimalistes». A la forte inclusion socio-politique atteinte pendant le long boom d’après-guerre, succèderait«une phase d’expulsion», traduite par un évidement de la citoyenneté politique et sociale. Nos régimes représentatifs s’apparenteraient de manière croissante à des «oligarchies libérales», de moins en moins tolérantes envers l’intervention populaire, qui consentiraient seulement à organiser régulièrement des scrutins électoraux, d’autant plus sur-joués voire hystérisés par les équipes politiques en compétition, que les vrais enjeux auront préalablement été mis hors-débat.
«Winter is coming»?
Déjà peu engageant, ce tableau prospectif peut encore être noirci, dans la mesure où les corps sociaux ne resteront probablement pas amorphes devant une évolution qui les mettra à rude épreuve. Le modèle «centre-périphérie», utilisé autrefois pour distinguer les pays riches du Nord et les pays pauvres du Sud, se réfracte déjà à des échelles de plus en plus petites, non seulement entre pays membres de l’UE, mais aussi à l’intérieur des Etats et même des aires métropolitaines.
A partir des franges les plus désaffiliées de la population, la forclusion de la violence conquise par l’Etat pourrait se défaire et provoquer en retour une évolution de plus en plus sécuritaire des régimes. Celle-ci rencontrera d’autant moins de résistance que dans des sociétés fragmentées, sentant la maîtrise de leur destin leur échapper, et pourtant toujours parcourues de flux marchands et migratoires, la demande d’autorité et les «tensions altérophobes» seront avivées. Les partis de droite radicale ou extrême en profiteront pour avancer leur vision ethno-nationaliste, et pour promouvoir un «entre-soi» identitaire, tourné contre des éléments décrétés définitivement étrangers à la société. Un certain nombre de faits divers et de résultats électoraux témoignent de l’amorçage de ces dynamiques.
De son côté, une gauche alternative qui se contenterait de camper une «néo-social-démocratie» disparaitrait assez vite, cet espace politique n’ayant pas été laissé vacant pour rien. Puisque rien n’est pire que la stagnation ou le déclin du PIB dans un ordre social non conçu pour cela, c’est ce dernier qu’il lui faudrait prétendre changer, afin d’organiser «la revanche de la valeur d’usage»et de la souveraineté populaire, dans une perspective cosmopolitique.
Alors que les ressentiments sociaux aboutiront donc à la destruction de la civilité et/ou à des politisations radicales concurrentes, les partis de gouvernement traditionnels chercheront à préserver leur position, retranchés dans les casemates d’un Etat dont ils seront parmi les derniers à bénéficier de la protection. Ils pourront tenter soit de dominer l’espace politique par le biais de grandes coalitions; soit de domestiquer les forces de contestation en organisant à leur profit une bipolarisation forcée de la vie politique. Là encore, des indices existent déjà d’une telle évolution.
Certaines factions de ces partis dominants pourraient cependant ne pas se résoudre à une telle pente autoritaire, ou tout simplement craindre de ne pas pouvoir maîtriser à temps la décomposition des sociétés. Par des jeux d’alliances dans et au-dehors de la nation, leur seule voie de salut, suggère l’économiste Pierre-Noël Giraud, consisterait à «relocaliser le conflit économique pour pouvoir maîtriser (…) les dynamiques inégalitaires qu’il engendre». A défaut de la prise au sérieux de l’hypothèse d’une stagnation durable, cet enjeu sera probablement l’un des plus déterminants pour l’avenir de nos régimes politiques.