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Eric Le Boucher publie en cette rentrée Les saboteurs, Quand les politiques bloquent une France qui veut avancer (Plon). En voici quelques extraits.
Il existe un génie français. Non qu’il n’y ait d’autres peuples admirables sur la Terre, mais le nôtre a, bien chevillés ensemble, une intuition de l’universel et un sens terrien, une tête et des pieds. Les Français ressentent l’injustice et ils savent cultiver leur jardin. Au XXIe siècle, ce sont là deux avantages inouïs. Son éthique collective et son autonomie individuelle mettent la France en concordance avec le siècle qui vient. Contrairement à ce qu’ils pensent et à ce que l’on ne cesse de leur répéter, les Français ont un bel avenir, ils sont doués pour l’époque. Inventifs, débrouillards et autonomes, ils peuvent individuellement trouver leur place ; exigeants, ils peuvent ensemble redevenir un modèle de société équilibrée.
Encore faut-il le leur dire et les y conduire.
Il existe aussi un mauvais génie français: la politique. L’histoire a forgé un pays où tout procède de la politique, tout en dépend, tout y revient. La société civile y est asservie. Et malheureux Français! Leur classe politique est dans un état de décomposition avancée. Au bout de trente ans d’aveuglement, de manque de courage et d’inaction, les responsables ont mis la France dans une impasse totale: économique, sociale, institutionnelle, culturelle et désormais psychologique.
[Il est temps] d’inverser le regard sur la France et sur le monde. Le moment est le bon. Bon parce que les Français ont envie de retrouver des motifs d’espoir. Bon parce que la crise financière débouche sur une nouvelle phase de la mondialisation qui devrait –en tout cas, qui pourrait– être beaucoup plus favorable. La France a souffert dans ses gènes depuis trente ans, mais elle arrive devant un horizon nouveau où, pour peu qu’elle reprenne goût à l’avenir, il lui sera permis d’épouser son temps.
Les périls sont immenses, il faut les mesurer avec lucidité. Les technologies d’abord forcent à une mise en mouvement permanente. Il ne s’agit plus de faire une «réforme», de passer de A à B, mais d’en faire tout le temps, de les engager, de les amender, de les modifier sans plus de cesse, de réformer les réformes. Le monde a «dérivé» mais au sens des mathématiques qui «dérivent» les fonctions, qui transforment la position en vitesse, la vitesse en accélération. Rien ne sera plus jamais «stable», comme après guerre. La planète restera en course, toujours mouvante, toujours fragile. Economiquement, nous passons d’un univers «keynésien», autour de l’équilibre, à un univers «schumpétérien» de destructions et créations permanentes à la façon décrite par l’économiste Joseph Schumpeter. Il faut se mettre en mouvement pour des adaptations continues, les plus rapides gagneront tout.
[Il faut entrer] dans l’âme de la France afin d’y découvrir que le mal-être peut être surmonté dès lors que les responsables politiques cesseront de nous enfermer dans le passé. Dans le monde et ses périls, où tout change, tout peut changer. Au sein de cette nouvelle mondialisation, la France peut retrouver un rôle humaniste qui lui ressemble, une ambition qui la vivifie et une thérapie à sa névrose. Elle devra en passer par une première étape, l’Europe, l’échelle à laquelle le nouveau modèle fera la démonstration de l’exemplarité de ses «valeurs».
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Depuis trente ans, gauche et droite ont saboté la France en reculant devant les adaptations et les réformes. Ils ont maintenu le «modèle français» à coups d’impôts et de déficit. François Mitterrand s’est fait réélire en 1988 sur un programme «ni-ni», ni privatisation ni nationalisation, autrement dit, ni libéralisme ni socialisme, la France depuis n’a plus avancé. Son successeur Jacques Chirac, après l’échec des tentatives d’Alain Juppé de réformer les régimes spéciaux de retraite en 1995, n’a plus jamais voulu toucher à rien. Surtout à rien! Un de ses ministres de la Justice qui proposait une nouvelle organisation m’a raconté les coups de fil du Président:
«Tu me fais ch... avec tes réformes. Arrête tout de suite! Et viens boire une bière.»
Nicolas Sarkozy a promis la rupture avec cet immobiliste «ni-ni» français, mais l’indétermination était au fond de lui. Entre étatisme et libéralisme, il allait de l’un à l’autre. De la sorte impréparé, courageux mais versatile, il n’a pas su faire. La crise, certes, ne l’a pas aidé. François Hollande, encore plus impréparé, est contraint par les événements à engager une politique d’économies budgétaires et une politique de l'offfre favorable aux entreprises, qui est à l’opposé du «socialisme de la relance par la demande» tel que l’envisage une majorité de ses amis. Il doit composer dans un nouveau ni-ni.
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La politique française n’est plus que la gestion des échéances électorales doublée d’une furieuse guerre des ego. Qu’importe l’impréparation, qu’importe les mille rapports sur le déclin français et les solutions proposées, qu’importe les voyages à l’étranger pour apprendre et comparer, la classe politique française a une autre stratégie beaucoup plus payante : attendre que le parti au pouvoir, lui aussi impréparé et médiocre, tombe. L’alternance est une bénédiction: on arrive au pouvoir en faisant des promesses de père Noël, on rate, l’élection vous balaie, mais on retrouve un siège dans l’opposition, on rentre au chaud dans sa région et on attend tranquillement l’échec inévitable des successeurs. Tournez manège! [...] Dans un pays d’essence aussi politique, la perte de crédit de la classe dirigeante est inédite et alarmante. Quand, d’un côté, les Français attendent tout de l’Etat et que, de l’autre, ils en regardent les responsables avec dégoût, la France est en grand danger.
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«Il y a quarante ans, tous les Français ?pouvaient citer les noms de dix hommes d’Etat, de droite ou de gauche. Ce n’est plus le cas aujourd’hui», commente Valéry Giscard d’Estaing pour qui «la classe politique s’est recroquevillée». La compétence en telle ou telle matière ministérielle n’importe pas, comptent seulement la carrière faite au sein du parti et le poids acquis dans les «courants» et les écuries internes.
Les cabinets ministériels de l’actuel gouvernement sont une caricature de la dérive. Ils sont remplis de jeunes issus d’associations étudiantes devenus attachés parlementaires ou permanents du PS. Hier, la France était dirigée par les énarques, aujourd’hui par ceux qui ont raté l’ENA. La vie politique s’inspire au pire de la vie syndicale: ceux qui n’arrivent pas à percer dans l’Administration par leur talent prennent leur carte du PS pour, l’alternance venue, accéder aux cabinets ministériels ou à la députation et commander enfin. Un «tour extérieur» d’une épouvantable espèce.
«Les médias ne sont pas étrangers à la pire forme que prend la politique, analyse Jürgen Habermas. D’un côté, les dirigeants politiques ne résistent guère à la douce contrainte de médias les invitant à se mettre eux-mêmes en scène, fût-ce sans la moindre originalité. De l’autre, les programmateurs des médias sont eux-mêmes pris au piège de cet emballement qu’ils suscitent et qui s’empare de la moindre occasion.»
Médias et politiques ont en commun l’intérêt de la superficialité, ils ont partie liée dans la course à l’immédiateté. Cette intime promiscuité explique pourquoi les deux sont associés dans l’opprobre et le discrédit, les uns enfonçant les autres et vice versa.
Que la classe politique française soit, comme toutes les autres dans tous les pays, dépassée par les problèmes globaux et que l’éclatement des solidarités d’hier lui pose de redoutables problèmes de décision sont une réalité. La difficulté du «métier» est devenue grande. Mais au moins les autres essaient, tentent courageusement des réformes. En France, le fatalisme domine. Les politiques constatent leur impuissance et ils se réfugient derrière les électeurs pour partager leur peur de l’avenir. Ils ne savent que proposer un retour en arrière, une France «protégée», «démondialisée». Toujours ce goût pour les lignes Maginot.
On arrive ici au cœur de l’accusation de «sabotage». La classe politique française s’est intellectuellement renfermée, elle ignore le monde des idées. [...] Des centaines de rapports décrivent le monde et disent sérieusement quoi faire. Jean Pisani-Ferry a remis en juin 2014 un très réfléchi rapport: «Quelle France dans dix ans?» au président de la République. Comme les précédents, Michel Camdessus (2004), Michel Pébereau (2006) ou Jacques Attali (2008), il sera sans suite ou presque, des réformes au tiers de ce qu’il faudrait. Mais le commanditaire ne tarit pas d’éloges, lance des «chantiers d’approfondissement», d’autres études, d’autres rapports... L’organisme que préside Pisani-Ferry s’appelle «France Stratégie», il se veut un nouveau Commissariat au Plan supprimé dans les années 1980. France Stratégie nommée par antithèse, la France n’a plus de stratégie. La politique gère au pied levé, avec pour seule boussole l’élection qui vient.
Il existe encore en France des intellectuels qui essaient de penser. Quelques think tanks, dotés de maigres moyens, font de sérieuses propositions. Les sciences sociales accouchent d’un nombre impressionnant de livres. Economistes, sociologues, historiens travaillent avec une ouverture internationale et produisent des analyses nouvelles et riches, en traitant par analyses statistiques le nombre immense de données sociales désormais disponibles. Les meilleurs obtiennent une réputation à l’étranger, comme le prouvent le succès aux Etats-Unis des thèses de Thomas Piketty sur les inégalités ou l’écoute qu’obtient Esther Duflo sur la pauvreté auprès de Barack Obama, mais aussi partout sur la planète, sauf en France.
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Il est temps de se «retourner» et de se porter en avant. L’âme française n’est pas si contraire au monde, l’avenir n’est pas si horrible. La France n’est pas condamnée au renoncement à elle-même, elle peut tout à l’inverse se rétablir sur ses principes et les porter haut, en Europe et dans le monde. Elle peut être regardée non plus comme l’homme malade de l’Europe mais, à nouveau, le coq et le renard réunis, comme un modèle de créativité, d’équilibre et d’humanisme.
Ce qu’il faut faire, concrètement, est connu depuis longtemps, écrit dans des dizaines d’excellents rapports, compilé dans les réussites étrangères. La voie est tracée. Elle est radicale, elle impose de changer nos façons d’approcher les problèmes, d’adopter un pragmatisme résolu, de remplacer un modèle stable pour un modèle mobile, de combattre la défiance et de rénover la solidarité, de mettre au pilon les montagnes de règlements, de lois fiscales et sociales pour libérer, en grand, les capacités des créateurs, des ingénieurs, des scientifiques, de refaire l’école, de réhabiliter le risque et l’argent du succès, de donner des «capabilités» à chacun, de ne plus assister mais rendre autonome.
La condition est de trouver les dirigeants qui oseront «se tourner» vers l’avenir, ne plus promettre vainement de nous en «protéger» mais de nous y préparer. Il suffit des peureux qui ne se maintiennent qu’en encourageant nos peurs. Trouver les hommes et les femmes capables de chasser les chimères pour éclairer positivement le monde qui vient et redonner aux Français ce qui leur manque: une tranquille confiance et un ferme élan. Qu’ils aient –revenons au bon génie français– dans la tête une vision et des pieds solides.
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L’autre condition concerne les citoyens eux-mêmes. Nos responsables sont ignorants du monde, médiocres dans leurs idées, lâches dans leurs comportements, mais les Français les élisent. Par excès d’espoir ou de désespoir? Par désintérêt pour le sort collectif? A l’heure du renard, d’une prise en main de la société civile par elle-même, à chacun de montrer son intelligence et sa débrouillardise d’une part, mais aussi, d’autre part, sa civilité et son implication. Aux Français d’être moins égoïstement renfermés sur eux-mêmes. On ne peut rétablir la solidarité nationale, européenne et mondiale sans donner de la générosité.
- Source : Eric Le Boucher