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Le pouvoir des vertueuses incantations

Il n'y a pas de nécessité, pour le politique français, de s'inscrire dans le réel : l'espace politique est purement virtuel, le temps politique est purement virtuel.

Prenons un exemple purement spatial : les zones non-urbaines. 60 % de la population y vit, mais elles sont oubliées. Le politique a décidé que les villes étaient l'avenir de l'humanité, parce que les études prouvent que plus de la moitié de la population mondiale est déjà urbaine. Donc, exit les campagnes, désormais sans médecins, sans hôpitaux, sans écoles, sans bureaux de poste. De la même manière, le politique a décidé que la bonne santé d'une entreprise, d'un secteur, se mesurait à sa capacité à exporter, avec cette typique arrogance missionnaire française. Donc, on a basculé toute l'agriculture dans le productivisme et on s'est félicité de la capacité des volaillers à exporter en Arabie Saoudite et des maraichers à envoyer leurs poireaux en Russie. Aujourd'hui, les volaillers sont en faillite et les paysans jettent leurs légumes.

Le choix des mots

Mais ce n'est pas grave, car dans l'espace et le temps virtuels des politiques, rien n'est irrémédiable car tout peut être dit, ou plutôt nommé, ou plutôt renommé. L'État islamique fait régner une terreur sans nom dans les pays où l'inconscience des démocraties lui a permis de prospérer? On ne l'appellera pas Etat et on dira qu'il n'est pas islamique (Laurent Fabius, 15 septembre). La chose a d'immédiats avantages : on ne vexe aucun musulman de France, malgré leur évidente passivité - voire leur tacite accord -, sensible au cours des dizaines d'années où le terrorisme islamiques a ensanglanté la planète et où les pays islamique ont fait régner leur charia immonde. Le « vivre-ensemble » est préservé, et la question musulmane planquée sous le tapis. Quant à Daech, malgré l'effroi, il a continué tranquillement à égorger, piller - et vendre son pétrole.

La courbe du chômage ne s'est pas inversée ? On demandera à être jugé sur toute la durée du mandat et, dans la novlangue la plus pure, on se félicitera (comme Rebsamen le 23 septembre) de la baisse des demandeurs d'emplois de catégorie A en France métropolitaine - ce qui est une excellente façon d'ignorer l'ensemble des chômeurs et les territoires français hors France continentale.

De mesures en plans

Et ainsi de suite, Cambadélis fulmine contre Bruxelles mais le Sénat demande (25 septembre) que les directives européennes soient transcrites plus rapidement dans nos lois, le redresseur productif Montebourg assiste impavide à la plus grande série de faillites de petites entreprises et d'artisans (sans parler du secteur associatif, sinistré) tout en se félicitant des pauvres milliers d'emplois qu'il a momentanément sauvée dans les entreprises médiatiques.

On ne compte plus les Plans, les Chocs (et les états de choc, à chaque catastrophe naturelle ou humaine) et les Étapes - et, protégés par un brouillard impénétrable de mots vides à la coque dure, les gouvernants avancent, impavides, au milieu des ruines qu'ils ne voient plus mais portés par les 34 plans de reconquête de « la Nouvelle France industrielle », comme on l'a proclamé à l'époque (Macron a décidé d'enterrer les 34 plans) ou les 20 mesures de soutien au bâtiment ou le prochain « machin ». Et le Medef parle d'un million d'emplois, et Mélenchon parle de VIe République, etc.

Paraître et durer

Le réel n'est plus qu'une matière plastique où le politique, le médiatique, a toujours raison : quand il explique que « c'est difficile », il se donne déjà absolution de son échec et réclame même qu'on lui sache gré de son honnêteté; quand il réclame de la décence, il exige le droit à l'oubli ; quand il parle de valeurs, il sous-entend que celui qui n'est pas d'accord en est dépourvu, de ces valeurs qui se passent de toute définition mais qui permettent de fulminer l'excommunication.

Chaque discours est une incantation non paspour exorciser le mauvais sort mais pour conjurerle réel, le tenir à bout de mots, à distance des formules; non pas pour implorer le ciel mais pour convoquer les esprits, solliciter les langages, repeindre les consciences. L'espace civilisé s'effrite, maisons en ruines et champs en jachère, letemps s'abolit, zones pavillonnaires et pôles decompétitivité, le monde s'aplatit, chemises d'Indeet cerises du Chili. Les Français s'appauvrissentet s'abêtissent, mais la mystique socialo-républicaine enrichit chaque jour son manuel, chaqueéchec générant son incantation: maigre consolation. 
Hubert Champrun monde & vie  Ier octobre 2014 

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