« Une guerre mondiale contre le terrorisme » : c’est le mot d’ordre de la communauté internationale. Depuis treize ans, cette guerre a abouti à une augmentation de la violence dans la région, et au chaos. Cette fois, la campagne rassemble à peu près tous les pays du monde, des Etats-Unis à l’Arabie saoudite, de la France à la Chine, de la Russie à l’Egypte, du Qatar au Maroc. Le seul problème est que personne n’est d’accord sur les objectifs de cette guerre, ni sur ce que recouvre ce mot — « terrorisme ». Je l’ai écrit souvent, dès le début de ce blog en 2006, le « terrorisme » est un concept vide de sens.
Nous en avons eu ces derniers jours deux confirmations. Le premier au Kurdistan syrien. Les Etats-Unis ont confirmé qu’ils coordonnaient leurs bombardements sur Kobané, la ville attaquée par l’Organisation de l’Etat islamique (OEI), avec les combattants locaux. Comme le confirme Radio France Internationale (RFI), le 17 octobre (« Les Américains rencontrent les Kurdes, tout en ménageant Ankara ») : « La porte-parole du département d’Etat a pour sa part révélé que les Américains avaient eu à Paris leurs premiers contacts directs avec des Syriens kurdes, représentant le Parti de l’union démocratique (PYD), dont une milice combat actuellement les intégristes à Kobané. Le problème est que ce parti se rapproche, à la faveur des récents événements, du Parti des travailleurs du Kurdistan, le PKK, ennemi juré de la Turquie. » Ce que l’article ne dit pas, c’est que le PYD, comme le PKK, est classé par Washington et Bruxelles sur la liste des organisations terroristes. Ainsi donc, l’Occident peut avoir une coordination militaire avec des organisations terroristes. Quant au régime turc, qui ces dernières semaines a changé sa politique à l’égard des Kurdes, il avait lui-même ouvert une négociation avec les « terroristes » du PKK il y a deux ans.
Autre exemple — en dehors de la région qui nous occupe —, le Nigeria. On a entendu, depuis des mois, parler des exactions de Boko Haram [1], notamment l’enlèvement de jeunes filles, mais aussi des massacres de villageois. Or RFI annonce, le 18 octobre, un cessez-le-feu entre les autorités nigérianes et Boko Haram sous l’égide du Tchad : « Les deux parties ont accepté le principe d’un règlement de leur différend par le dialogue et convenu de poser des actes de bonne volonté. »
« Selon Ndjamena, poursuit l’article, “la récente libération des otages chinois et camerounais et l’annonce d’un cessez-le-feu constituent la concrétisation de ces engagements”. Les pourparlers, d’après les Tchadiens, ont “prévu également la libération par Boko Haram des jeunes filles enlevées à Chibok et celles de certains partisans de ce groupe détenus dans les prisons nigérianes”. Mais les modalités de ces libérations doivent encore être décidées. » Il serait donc possible de discuter avec cette organisation que les médias occidentaux ont présenté, depuis des mois, comme la quintessence du mal. Bien sûr, nul ne sait si le dialogue aboutira, mais le gouvernement a en tout cas décidé que c’était la voie à suivre.
Le danger, avec ce terme de « terrorisme, “à dimension variable” », c’est qu’il empêche la réflexion politique et donc toute stratégie efficace [2].
Quelques mois avant sa disparition en octobre 2004, il y a tout juste dix ans, le philosophe français Jacques Derrida rencontrait l’Allemand Jürgen Habermas pour penser le « concept » du 11-Septembre. Leur dialogue philosophique, retranscrit dans les colonnes du Monde diplomatique, mérite d’être (re)lu aujourd’hui [3] : « La terreur organisée, provoquée, instrumentalisée, en quoi diffère-t-elle de cette peur que toute une tradition, de Hobbes à Schmitt et même à Benjamin, tient pour la condition de l’autorité de la loi et de l’exercice souverain du pouvoir, pour la condition du politique même et de l’Etat ? »
Alain Gresh
Notes
[1] Lire Alain Vicky, « Aux origines de la secte Boko Haram, Le Monde diplomatique, avril 2012.
[2] Lire Alexis Varende, « Du bon usage du mot “terrorisme” et de quelques autres termes », Orient XXI, 14 octobre 2014.
[3] Lire « Symptômes du 11-Septembre », par Giovanna Borradori.