Professeur à l'Université Lyon III, vous dirigez l'Institut d'Études Indo-européennes. Pouvez-vous nous dire en quelques mots qui étaient les Indo-Européens ?
Bien que je ne dirige plus l'Institut (mon ami Allard m'a remplacé dans cette fonction), je continue à me consacrer aux études indo-européennes. Les Indo-Européens ne peuvent se définir, dans un premier temps, que comme “locuteurs de l'indo-européen reconstruit”, comme des indo-européanophones comme il existe des “francophones”, etc. C'est seulement dans un deuxième temps, à partir de la reconstruction (fondée en grande partie sur celle de la langue) de la civilisation matérielle et de la culture, en particulier de la “tradition indo-européenne” qu'on peut parler de “peuple indo-européen”, et chercher à le situer dans l'espace et dans le temps, c'est-à-dire par rapport aux sites archéologiques actuellement connus.
Peut-on parler d'unité des Indo-Européens ? À quand remonte celle-ci ? Comment s'est formée la communauté primitive ?
On peut sans aucun doute parler d'une “période commune” de l'Indo-Européen et donc de ses locuteurs les Indo-Européens ; sinon, la notion même d'indo-européen, langue commune dont sont issues les langues indo-européennes par un processus de dialectalisation, serait vide de sens. Cette période commune se situe au Néolithique et se termine avec ce que certains préhistoriens nomment “l'âge du cuivre” : le nom du “cuivre” (*áyes-) figure en effet dans le vocabulaire reconstruit, tandis qu'on n'y trouve ni le nom du bronze, ni celui du fer. La localisation la plus probable du dernier habitat commun est le site dit des “Kourganes”, en Ukraine, aux Ve et IVe millénaires. Quant à la formation de l'ethnie, je persiste à croire, après E. Krause, Tilak, et quelques autres, qu'elle s'est effectuée dans les régions circumpolaires arctiques. Mais, en l'absence de confirmation archéologique, ce n'est là qu'une hypothèse, et qui ne fait pas, tant s'en faut, l'unanimité.
Existe-t-il un type physique spécifiquement indo-européen ?
La réponse à cette question ne peut être que “statistique” : aucune langue n'est liée par nature et définitivement à une ethnie ou à une race. Mais de même que la grande majorité des locuteurs des langues bantu sont de race noire, et que la grande majorité des locuteurs du Japonais sont de race jaune, on peut affirmer sans risquer de se tromper que la grande majorité des locuteurs de l'indo-européen étaient de race blanche. On peut même préciser, en se fondant sur la tradition indo-européenne, qui associe constamment le teint clair, les cheveux blonds et la haute stature à son idéal social et moral, que la couche supérieure de la population, au moins, présentait ces 3 caractères. Les documents figurés de l'époque historique confirment cette hypothèse ; mais l'archéologie préhistorique, sans l'infirmer positivement, ne la confirme pas non plus : il semble bien que les migrations indo-européennes n'aient pas été des mouvements massifs de populations. Par là s'explique l'apparente contradiction entre les 2 points de vue : un petit groupe peut véhiculer et transmettre l'essentiel d'une tradition, mais il ne laisse guère de traces anthropologiques de sa présence sur le terrain.
Quelle était la vision du monde des Indo-Européens ?
Le formulaire reconstruit (plusieurs centaines de formules) exprime manifestement les idéaux et les valeurs d'une “société héroïque”, un type d'organisation sociale préféodale bien connu, qui se prolonge à l'âge du bronze et même au début de l'âge du fer. On peut supposer qu'elle était déjà constituée en ce qui concerne les Indo-Européens, au Néolithique final (à “l'âge du cuivre”). Dans cette “société héroïque”, la gloire et la honte sont les 2 forces principales de pression (et de répression) sociales. Il s'agit de ce que les ethnologues nomment shame cultures, par opposition aux guilt cultures, dans lesquelles ce rôle revient au sens du péché. Gloire et honte affectent à la fois l'individu (qui, par la “gloire impérissable” atteint la forme supérieure de la survie) et sa lignée toute entière, ascendants et descendants. D'où une inlassable volonté de conquête et de dépassement de soi, et des autres.
Que signifie le concept “d'idéologie tripartite” ? Avait-il un objectif précis ?
On nomme “idéologie tripartite” la répartition de l'ensemble des activités cosmiques, divines et humaines en 3 secteurs, les “trois fonctions” de souveraineté magico-religieuse, de force guerrière et de production et reproduction, mise en lumière par Georges Dumézil. On ne saurait parler d'un “objectif” quelconque à propos de cette tripartition : il s'agit en effet d'une part (essentielle) de la tradition indo-européenne, et non d'une construction artificielle, comme celles des “idéologues”. C'est pourquoi le terme d'“idéologie” ne me paraît pas très heureux ; il conduit à cette confusion, quand on n'a pas présente à l'esprit la définition qu'en a donné Dumézil.
“La révolution française” semble avoir fait disparaître la conception trifonctionnelle de la société, êtes-vous d'accord avec cette vision des choses ?
Est-il sûr que la conception trifonctionnelle était vivante dans la société d'Ancien Régime finissant ? J'en doute. L'abolition des 3 ordres, qui représentaient effectivement une application du modèle trifonctionnel n'a fait qu'entériner un changement de mentalité et un changement dans les réalités sociales. La noblesse avait depuis longtemps cessé d'être une caste guerrière et privée de ses derniers pouvoirs politiques par Louis XIV, il ne lui restait que des “privilèges” dont la justification sociale n'était pas évidente. On peut à l'inverse estimer que la Révolution a donné naissance à une nouvelle caste guerrière sur laquelle Napoléon Bonaparte a tenté d'édifier un nouvel ordre social.
Est-il possible d'adapter une nouvelle tripartition à nos sociétés post-industrielles ?
Je ne crois pas que la tripartition fonctionnelle représente un idéal éternel et intangible, tel le dharma hindou. La fonction guerrière a perdu aujourd'hui une grande part de sa spécificité, écartelée entre la science et la technique d'une part, l'économie de l'autre. Quant à la fonction magico-religieuse, on peut se demander qui en est aujourd'hui le représentant. Elle se répartit sur un certain nombre d'organisations (et une multitude d'individus) dont on ne peut attendre une régénération de nos sociétés, bien au contraire. Mais nombre de sociétés indo-européennes anciennes n'étaient pas organisées sur le modèle trifonctionnel. Seuls, les Indo-Iraniens et les Celtes, en développant une caste sacerdotale, ont réalisé à date ancienne une société trifonctionnelle. Or, ce ne sont pas les peuples qui ont le mieux réussi dans le domaine politique.
Est-ce à dire que cette nouvelle tripartition puisse être un élément de renouveau de nos civilisations ?
Un renouveau de nos civilisations (je dirais plutôt : une régénération de nos peuples) ne saurait venir d'un retour à un type d'organisation politique, économique et social des périodes médiévales ou proto-historiques. Je sais bien qu'il existe dans nos sociétés des gens qui ont pour idéal “l'âge d'or” de la horde primitive vivant de cueillette. L'archaïsme et la régression sont des phénomènes typiques des périodes de décadence ; ils sont la contrepartie sociale de l'infantilisme sénile. Le renouveau ne peut venir que d'un retour aux forces vives de la tradition, c'est-à-dire aux idéaux et aux valeurs qui ont fait le succès historique des peuples indo-européens, qui a abouti à l'émergence du monde civilisé, industrialisé et développé. Il s'agit d'abord de la volonté d'être, dans le monde et dans la durée : d'aimer la vie, de la transmettre, de lutter contre toutes les formes de mort, de décadence, de pourriture. Il s'agit aussi de la volonté d'être soi, de maintenir la différence capitale entre le sien et l'étranger. Ces 2 idéaux ne sont d'ailleurs pas spécifiques : ils sont communs à tout groupe humain qui souhaite exister comme tel et avoir un avenir. Nos ancêtres indo-européens ont voulu davantage : on constate dans leur tradition une volonté d'être “plus que soi”, de se dépasser, de conquérir, et pas seulement des territoires, d'accéder à cette surhumanité que certains d'entre eux, les Grecs, ont nommée “héroïque” et que tous, même sans la nommer, ont connue. C'est dans cette perspective que le modèle trifonctionnel peut être un élément de renouveau, comme échelle de valeurs, et non comme principe d'organisation sociale.
Professeur Haudry, nous vous remercions de nous avoir accordé cet entretien.
Propos recueillis par Xavier Cheneseau, Vouloir n°68/70, 1990.