« Liberté, que de crimes on commet en ton nom » : la formule douloureuse et triste que prononce, au pied de l'échafaud, madame Roland, l'une des grandes femmes de la Révolution, se confirme encore et toujours, et nos démocraties n'échappent pas à ce mouvement, même si elles inscrivent le mot Liberté au fronton de leurs mairies, les gravant dans le marbre ou la pierre, sans doute pour éviter qu'elle ne bouge trop... J'en veux pour preuve les dernières mesures législatives qui, au nom de la lutte contre le terrorisme, tendent à surveiller encore un peu plus nos concitoyens et leurs lectures ou interventions informatiques, et que MM. Cazeneuve et Valls promeuvent, soutenus par une Droite libérale (sur le plan économique, en fait) qui redoute plus que tout le désordre à défaut de pouvoir fonder l'ordre qui fait une civilisation digne de ce nom.
D'ailleurs, les populations ne sont-elles pas en demande de cette surveillance renforcée, persuadées que la transparence absolue n'est pas un souci pour qui n'a rien à se reprocher ? Certains sondages évaluent à plus de 60 % au sein de la société française les citoyens qui préfèrent sacrifier une part de leur liberté à cette sécurité qu'on leur promet après l'avoir, en fait, fragilisée par un laxisme, voire une lâcheté des autorités qui, souvent, portent bien mal ce nom...
En fait, ces nouvelles mesures annoncées par le gouvernement s'inscrivent dans la logique d'une démocratie qui, pour obtenir le consensus nécessaire à son existence (ce que certains appellent la « pensée unique » qui, en fait, n'est que « dominante » mais cherche à discréditer toute critique à son égard), doit de plus en plus contrôler les pensées d'autrui et empêcher les dissidences ou, du moins, les marginaliser ou les contenir. Au nom de la (nécessaire) lutte contre l'islamisme extrémiste et terroriste, la République applique à toute la population française une sorte de « loi des suspects » aveugle : ainsi, toute curiosité sur des idées ou des idéologies « dissensuelles » pourra-t-elle être l'occasion de soupçons graves, de pressions administratives ou de sanctions pénales, toujours au nom d'une Liberté majusculaire à protéger, dont la définition n'appartiendra qu'aux intellectuels validés par la République et à une École qui a pour rôle de formater plus que de former...
Plus le temps passe, plus je me dis que les tristes événements de janvier dernier ont été, pour une République pourtant lasse d'elle-même, une véritable « divine surprise » qui lui permet de limiter le champ des libertés concrètes, politiques comme intellectuelles, avec une bonne conscience certaine et un soutien craintif d'une Opinion lasse, elle-aussi, de régner (l'abstention n'est-elle pas une manifestation de cette « fatigue civique »?) et juste soucieuse qu'on « lui foute la paix », dans cette logique de l'individualisme de masse qui ne fait pas un « vivre ensemble » (selon la formule consacrée...).
Mais, au-delà de cette limitation des libertés publiques par la surveillance du numérique, sans doute faut-il repenser notre rapport à l'écran et cette dépendance à la technique, en particulier informatique.
Dans un article récent du quotidien Le Monde (mardi 14 avril 2015), l'écrivain Eric Sadin nous rappelle que notre société est devenue largement « numérique », et, par ce fait même, de plus en plus transparente et également voyeuriste : « Nous entrons dans l'ère du « data-panoptisme », soit la cartographie détaillée et opérée en temps réel du cours de nos existences individuelles et collectives. Cette connaissance est continuellement stimulée par l'industrie du numérique et se trouve exploitée, légalement ou non, par nombre d'instances étatiques.
« La maison connectée signalera en temps réel les produits qui seront consommés en son sein, les programmes de télévision visionnés, le poids et la physiologie des personnes, la présence ou non de ses résidents...
« (…) Bien d'autres modalités participent de ce mouvement de transparence généralisée, tels les réseaux sociaux qui promeuvent à des fins lucratives l'idéologie de l'expressivité, ou les drones militaires, civils et personnels qui scrutent de leurs yeux électroniques les surfaces de la Terre.
« Le data-panoptisme terrasse peu à peu toute zone dissimulée ou rétive à l'observation. » Or, le droit au secret, à l'intimité préservée, n'est-il pas un élément principal de la liberté humaine ?
Cette dépendance de nos contemporains au numérique est, souvent, une forme de « servitude volontaire », acceptée et même revendiquée sous la formule apparemment anodine de « modernité », et beaucoup y voient (ou croient y voir) la nouvelle et seule forme de la Liberté majusculaire... Il est vrai que c'est aussi le message que les médias et les partisans de la numérisation totale (et demain de la robolution obligatoire...) développent à longueur de temps et de colonnes, à quelques fortes exceptions près. Dans la ligne d'un Bernanos qui fustigeait le règne des Machines et l'état d'esprit qui le permettait dans ses articles-chapitres de « La France contre les robots », Eric Sadin finit son papier par quelques conseils simples et bienvenus : « Plutôt que de nous focaliser de temps à autre sur quelques lois sécuritaires et leurs inévitables travers, ce sont nos modes de vie et la place outrageusement déterminante occupée par le monde numérico-industriel qui devraient continuellement nous interpeller. La loi sur le renseignement menace en germe les libertés publiques. Le data-panoptisme menace dans son fondement le principe même de la liberté humaine. »
Le data-panoptisme est un des moyens de ce globalitarisme menaçant pour notre capacité à penser hors des autoroutes de l'idéologie dominante : s'il apparaît aujourd'hui conquérant, il ne tient qu'à chacun d'entre nous, par sa fidélité, son enracinement et ses libertés d'être et de pensée, de l'écarter de nos vies... Après tout, nous ne sommes pas des numéros ni de simples avatars numériques, mais des hommes susceptibles d'être libres, et de le faire savoir !