La question des représentations, des mythes fondateurs sur lesquels s’appuie une société, se pose alors. Il faut comprendre ce qui « fait peuple » ou du moins permet à une communauté de fonctionner. Les réponses potentielles sont multiples, mais elles sont toutes problématiques. On va ici s’intéresser plus particulièrement à la question du « lien religieux » et du « lien ethnique ».
La communauté de croyants n’est pas le « peuple ».
On peut ainsi penser aux religions, et plus précisément aux systèmes de valeurs véhiculés par des religions, et ceci quelles qu’elles soient comme définissant une base de culture qui pourrait constituer, ou aider à constituer, un « peuple ». La question de savoir si l’existence d’un système de valeur communément admis, ce que Hayek appelle les « meta-valeurs »[1], est nécessaire à l’existence d’une société est posée. Mais la réponse qu’il a apportée à cette question pose problème en raison de sa méconnaissance des conflits qui naissent autour de ces méta-valeurs.
Ces conflits ont occupé une bonne partie du Moyen-Age et de la Renaissance. Alors que l’on pensait en avoir finit avec eux, fusse au prix du « Dieu est mort » de Nietzsche[2], et du constat similaire qu’en tirait Durkheim[3], il nous faut constater que ces conflits ressurgissent devant nous. La fin du XXème siècle, tout comme le début du XXIème a été marquée, on l’a beaucoup dit, par une remontée de ce que l’on croit être un sentiment religieux, y compris dans des formes extrêmes (l’intégrisme) que l’on retrouve dans les principales religions. Mais, ce « retour du religieux » est un phénomène profondément contradictoire.
Il y a d’un côté la volonté –respectable – de trouver un sens dans notre destin et ceci d’autant plus que notre cadre immédiat de vie peut être déstabilisé par les conséquences de la « mondialisation ». Le retour du religieux se vit ici comme une aventure personnelle. Mais il y a aussi, et il ne faut pas le nier, la dimension d’imposer des valeurs individuelles à l’ensemble de la société. Or, cette dernière résiste à cette tentative d’imposer des valeurs homogènes car elle est elle-même hétérogène. Dès lors, ces individus entrent en guerre contre leur propre société. C’est le début de l’intégrisme, bien représenté par ailleurs dans l’ensemble des religions. Les valeurs que l’on prétend alors porter sont en conflit direct avec les comportements des personnes qui les portent. Les intégristes de toute obédience donnent une image haïssable des valeurs qu’ils prétendent porter. À chaque acte de ségrégation, à chaque acte d’intolérance, à chaque bombe, à chaque acte terroriste, c’est bien le contraire des valeurs des religions qui est mis en avant.
En fait, derrière l’apparence d’une montée de la religiosité, c’est en réalité à une montée des affirmations identitaires et narcissiques que l’on assiste. Les crispations autour des tabous alimentaires et vestimentaires, sur les signes extérieurs (comme la question du voile chez les musulmans) ont avant tout pour but d’identifier brutalement une communauté, de la séparer du reste de la population et de l’enfermer sur des références mythifiées pour le plus grand profit de quelques uns. Ces pratiques, en produisant des mouvements de réactions, font en réalité progresser la division des individus entre eux au lieu d’y mettre fin. Dans la quête de la pureté, et toute religion distingue le « pur » de « l’impur », il ne peut y avoir de mouvement collectif, si ce n’est de petites communautés en proie aux réactions violentes d’autres communautés. On croit ainsi se protéger de l’anomie et l’on s’y précipite tête baissée.
Mais on pourrait en dire autant de ce que l’on appelle des « religions laïques [4]», termes qui sont en réalité terriblement ambiguës et trompeurs. Ces termes qui recouvrent la tentative de sacraliser un certain nombre de principes. Ils oublient que la laïcité est un principe politique et non une position philosophique[5], même si il y a une philosophie qui peut s’inspirer de ce principe. Ici aussi, derrière les extravagances des extrémistes, il est facile de trouver la même revendication identitaire et le même narcissisme que chez les intégristes, mais de plus souvent enrobées dans un épais discours de bien-pensance. C’est à une course non vers l’autre mais à la revendication de soi que l’on assiste. Et l’on comprend bien que, dans cette course effrénée, les principes eux-mêmes sont manipulés, instrumentalisés, sacrifiés et finalement perdus. Les fameuses « réformes sociétales », aujourd’hui promues au rang de substitut des réformes sociales par ceux-là mêmes qui ne font que pousser à la roue du « froid paiement au comptant » et de l’idéologie de marché[6], se font alors que dans la société un certain nombre de droits fondamentaux régressent. Le narcissisme forcené se révèle à chaque étape de ce que l’on veut nous présenter comme une lutte émancipatrice et qui n’est qu’une parade des intérêts individuels de certains. Ce n’est donc pas dans la parade des identités camouflée sous le masque du religieux (ou d’un athéisme militant), que l’on trouvera un principe permettant à des populations de vivre ensemble ; bien au contraire.
Le rôle de l’ethnicité.
Une autre solution pourrait être fournie, en apparence, par l’ethnicité. C’est ici que se situe le fantasme du « grand remplacement », mais aussi certaines réalités dérangeantes. Comment, alors, définir un groupe ethnique ? S’opposent ici les tenants entre une vision essentiellement subjective de l’ethnicité et les partisans d’une vision dite « objective »[7]. Il est cependant relativement facile de montrer que ce ne sont pas des faits « objectifs » qui amènent à la constitution d’une Ethnie ou d’un Peuple mais bien des principes politiques. Ceci a été montré par un grand anthropologue, Maurice Godelier, dans son étude sur les Baruya[8]. Il insiste sur l’origine historique des clans et des ethnies. La définition ethnique n’est pas la solution à la constitution de la société :« L’ethnie constitue un cadre général d’organisation de la société, le domaine des principes, mais la mise en acte de ces principes se fait dans une forme sociale qu’on reproduit et qui vous reproduit, qui est la forme tribale »[9]. La distinction entre « tribu » et « ethnie » est essentielle si l’on veut comprendre comment se constituent les peuples. Avec la tribu nous sommes de plein pied dans des formes politiques d’organisations de la société.
Il faut cependant faire une distinction nécessaire entre l’imaginaire et le symbolique pour ce qui est la constitution historique de ce corps social. Dans le domaine du symbolique, il apparaît l’importance de la part du corps dans la constitution de ce sujet social et plus récemment sur la distinction entre les choses que l’on vend, les choses que l’on donne et celles qu’il ne faut ni vendre ni donner mais transmettre. On retrouve ici l’importance des règles, qu’elles soient explicites ou implicites, et qu’elles soient ou non adossées à un tabou. Si les règles symboliques, du fait de l’importance qui leur est conférée, ont bien un effet objectif (nul ne peut s’abstraire sans conséquences des liens familiaux particuliers ni rompre un tabou) leur origine est purement sociale (établir une domination ou organiser des formes de coopération). L’existence d’un tabou particulier renvoyant le plus souvent à une forme de domination d’une minorité sur une majorité.
Le processus d’autonomisation par rapport aux conditions d’émergence et de production est bien de l’ordre du réel, et la situation crée par l’existence d’un mode symbolique en surplomb du monde réel constitue bien une contrainte pour la totalité des acteurs. Pourtant, cela n’empêche pas qu’historiquement, ce qui prime est le processus d’engendrement et de production de ces mêmes règles sociales. La vie en société est donc en réalité antérieure à la construction de l’ethnie. L’ethnie est une construction sociale[10] et non une réalité biologique, et il s’agit parfois d’un mythe discursif utilisé pour séparer une population d’une autre. Mais, une fois que l’on aura répété ces vérités, on sera néanmoins confrontés à l’acquisition des règles nécessaires à la vie en société par de nouveaux arrivants souhaitant se joindre à une population. Et, c’est ici que se trouve la frontière entre le discours mythique du « grand remplacement » et le constat, quant à lui bien réel, de l’échec d’une intégration pour une partie des populations immigrantes car ces dernières n’ont pas eu de références qu’elles pouvaient assimiler. L’intégration est un processus d’assimilation des règles et des coutumes, qui est en partie conscient (on fait l’effort d’apprendre la langue et l’histoire de la société dans laquelle on veut s’intégrer) mais qui est aussi en partie inconscient. Pour que ce mécanisme inconscient puisse se mettre en place, encore faut-il qu’il y ait un référent. La disparition ou l’effacement de ce dernier au nom d’un « multiculturalisme » qui ne désigne en fait que la tolérance à des pratiques très différentes, est un obstacle rédhibitoire à l’intégration. De fait, de même que pour échanger il faut instituer des objets que l’on n’échange pas, pour intégrer et aboutir à un principe de tolérance des individus il faut définir des limites très claires, des points sur lesquels il n’est pas question de transiger. Ici encore, on découvre les dégâts produits par un relativisme outrancier qui se pare des atours des sciences sociales pour mieux en subvertir les enseignements et en détruire les fondements.
La force du lien politique.
L’importance du politique se révèle par un autre terme qui est mis en avant par Maurice Godelier et qui est d’une extrême importance : c’est celui de tribu. On est ici confronté à une organisation politique, certes considérée comme primitive, mais qui assure la résilience des autres formes. Il y a là une piste extrêmement importante. Si nous ne sommes pas revenus à la situation que décrivait Marx, des individus sans plus de liens que des pommes de terre dans un sac, après être passés par différents stades intermédiaires, c’est qu’il y a bien quelque chose qui continue de nous unir. Cette chose, c’est l’État, ou l’organisation politique de la société. Oh, certes, cet État n’est plus ce qu’il était, ou plus précisément ce que l’on a cru qu’il était, et l’on peut lui faire nombre de critiques. Il faut donc se garder de le parer de toutes les vertus, et le considérer, au contraire, comme une réalité contradictoire, à la fois instrument de domination mais aussi instrument d’organisation et de coopération entre les hommes. Car, et c’est le problème que pose la tradition marxiste qui a diffusé largement, et non sans raisons, dans les sciences sociales, la question de l’Etat est perçue à partir de l’horizon historique de son abolition ou de son « dépérissement ». De ce point de vue, il y a une importante convergence entre libertaires, courant dans lequel nous englobons non seulement les anarchistes mais d’une manière plus générale les marxistes de diverses obédiences, et les libertariens, soit les libéraux radicaux qui refusent l’Etat et fétichisent la notion de liberté individuelle du point de vue de l’indépendance des individus. Les libertariens sont, en réalité, les purs représentants de l’idéologie de marché. Mais, libertaires et libertariens sont alliés de fait dans le rejet viscéral de l’Etat.
Pourtant, l’idée que nous obéissons à des lois communes et que ces lois doivent pour être acceptées s’inscrire dans autre chose que leur simple légalité, que nous avons un futur en commun et ce quelles que soient les oppositions naturelles qui s’expriment sur ce futur, reste le ciment de notre société. En fait, et de ce point de vue l’anthropologie est une aide précieuse, on constate que c’est du politique que se sont construits les formes d’organisations qui ont permis aux sociétés d’exister. L’homme serait donc, fondamentalement, un animal politique, un animal qui se serait socialisé au contact de ses semblables. Ajoutons qu’il n’est pas le seul[11]. Mais, dire cela, constater qu’isolé l’individu est renvoyé à son animalité la plus brutale, implique que les formes prises par l’organisation sociale ont une importance. A cet égard, il n’y a pas l’opposition entre animalité et civilisation, mais la construction d’un continuum d’institution civilisant, parfois de manière inconsciente et non-intentionnelle, les individus. Ajoutons que cette civilisation est un processus sans cesse remis en cause et qu’elle ne tient que par ses institutions.
Jacques Sapir
notes
[1] R. Bellamy (1994). ‘Dethroning Politics’: Liberalism, Constitutionalism and Democracy in the Thought of F. A. Hayek. British Journal of Political Science, 24, pp 419-441.
[2] Nietzche F., Le Gai Savoir, la gaya scienza, traduction de Pierre Klossowski, Folio, 1989
[3] Durkheim, É. Les formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, PUF, (5ème édition), 2003. p. 610-611.
[4] Ce terme fut utilisé par Vincent Peillon, qui fut Ministre de l’Éducation Nationale de 2012 à 2014. Peillon V., Une religion pour la République, Seuil, La Librairie du XXIe siècle, janvier 2010.
[5] Bodin J., Colloque entre sept sçavants qui sont de différents sentiments des secrets cachés des choses relevées, traduction anonyme du Colloquium Heptaplomeres de Jean Bodin, texte présenté et établi par François Berriot, avec la collaboration de K. Davies, J. Larmat et J. Roger, Genève, Droz, 1984, LXVIII-591. Il sera fait dans cet ouvrage référence à ce texte comme Heptaplomeres.
[6] Comme par exemple la Fondation Terra Nova…
[7] Simard J-J., « Autour de l’idée de nation. Appropriation symbolique, appropriation matérielle », in Nation, souveraineté et droits, Actes du IVe Colloque Interdisciplinaire de la Société de philosophie du Québec, Bellarmin, Montréal, 1980.
[8] Godelier M., « Ethnie-tribu-nation chez les Baruya de Nouvelle-Guinée», in Journal de la Société des océanistes, N°81, Tome 41, 1985. pp. 159-168. Idem, La production des grands hommes : pouvoir et domination masculine chez les Baruya de Nouvelle-Guinée, Paris, Fayard, 1982.
[9] Godelier M., « Ethnie-tribu-nation chez les Baruya de Nouvelle-Guinée», op.cit., p. 163.
[10] Isajiw W.W., « Definition of Ethnicity » in Goldstein J.E. et R. Bienvenue (edit.), Ethicity and Ethnic relations in Canada, Butterworths, Toronto, 1980, pp. 1-11.
[11] De Wall, F. Le Singe en nous, Editions Fayard, Paris, 2006.
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