Lorsqu'un directeur des finances publiques devient préfet
Et si, au-delà de la tragédie de l’agriculture française, amplifiée depuis que la France demande « s'il vous plaît » à Bruxelles, cette triste affaire n’a pas été aggravée par la totale inexpérience du représentant de l’État dans l’Ariège, c’est-à-dire le préfet ? On peut se poser la question. Ce préfet, Hervé Brabant, il est vrai, a joué de malchance, puisqu’il vient tout juste de prendre ses fonctions. À son arrivée, le 10 novembre dernier, le haut fonctionnaire, qui, de son propre aveu, ne connaissait « absolument pas le département » - mais ça, c’est le lot de la plupart des préfets depuis Napoléon -, déclarait gentiment : « Nous étions faits pour nous rencontrer. » C’est chose faite et apparemment, la rencontre avec les éleveurs de l’Ariège aura été plutôt rugueuse.
Mais lorsqu’on étudie un peu le parcours de ce préfet, âgé de 57 ans, donc en fin de carrière, on découvre qu’il n’a jamais été préfet. Certes, il faut bien un début à tout, mais lorsque l'on voit qu'il a fait toute sa carrière dans les finances publiques, on s'interroge. Avant d’être nommé préfet de l’Ariège par le président de la République, il était en effet directeur départemental des finances publiques de la Manche. C’était déjà une belle promotion, pour ce fonctionnaire qui a commencé sa carrière en 1989 comme caissier-stagiaire à la perception de Corcieux, dans les Vosges. Une carrière tout à fait honorable et respectable, pour un fonctionnaire qui a gravi tous les échelons des trésoreries paieries générales puis des directions des finances publiques. Mais préfet ?
La grande réforme de la haute administration voulue par Macron
Et c’est là qu’on en vient à la réforme voulue par Emmanuel Macron et mise en musique par Jean Castex, lorsqu’il était Premier ministre, une réforme dont M. Brabant est d’ailleurs le pur produit, si ce n’est la victime : celle de la haute fonction publique, dont le grand public n’a retenu que la fausse suppression de l’École nationale d’administration, repeinturlurée en Institut national du service public (INSP). Ainsi, le 8 avril 2021, le président de la République lançait sa grande réforme de la haute fonction publique, « sans équivalent depuis 1945 » (effectivement !). Il s’agissait « d’œuvrer à des recrutements plus ouverts, plus diversifiés, dynamiser les formations, les parcours et les carrières ». Décloisonner, moderniser, cela va sans dire, « substituer une logique de métier à une logique de corps ». Bref, les grands mots du jargon techno d'aujourd'hui. Donc, suppression des grands corps de l’État (inspection des finances, corps diplomatique, corps préfectoral, etc.). Désormais, depuis 2023, il n’y a plus qu’un grand corps des administrateurs de l’État, les anciens corps étant en extinction.
« Une volonté méthodique de déconstruction »
On a du mal à comprendre, dans tout cela, la « logique de métier » quand on voit qu'un haut fonctionnaire qui travaillait dans une ambassade peut donc, selon ce principe, glisser du jour au lendemain dans les finances publiques, ou un directeur des finances publiques être bombardé préfet, comme c’est le cas de M. Brabant. Mais bon, c’est la vision d’Emmanuel Macron. On se souvient de la levée de boucliers à l’annonce de la suppression du corps diplomatique : « C’est le massacre d’un outil que le monde entier nous envie », avait résumé Damien Regnard, sénateur LR représentant les Français établis hors de France.
On a moins parlé d'une autre levée de boucliers, celle à l’annonce de la suppression du corps préfectoral. Marine Le Pen, en 2021, avait adressé un courrier aux préfets pour leur faire part de son opposition à cette réforme. « S’attaquer au corps préfectoral […] confirme une volonté méthodique de déconstruction d’un édifice administratif autour duquel s’est forgée la nation », écrivait-elle. Elle pointait par ailleurs, « derrière cette politique de la table rase administrative, le risque d’une politisation, tant des recrutements que des nominations au sein de la haute fonction publique ». Entre parenthèses, il serait intéressant de savoir quel a été le processus décisionnel qui a amené le chef de l’État à signer, en Conseil des ministres, la nomination d’un fonctionnaire des finances publiques au poste de préfet de l'Ariège.
Être préfet : un vrai métier
Table rase, donc, du corps préfectoral, créé en 1950, sous la IVe République, et au sein duquel on apprenait le métier. Des hauts fonctionnaires « faisaient carrière dans la préfectorale » (au sens noble du terme). Certes, il y avait des intégrations dans le corps d'apports extérieurs comme, par exemple, celui d'anciens officiers des armées, formés aux gestions de crises. On était sous-préfet d’arrondissement, secrétaire général de préfecture, directeur de cabinet du préfet, en charge des questions de sécurité, préfet, pour un petit nombre préfet de région, passages en administration centrale, etc. Un cursus qui permettait d'être confronté « aux réalités du terrain », comme on dit aujourd'hui, à la gestion des multiples et diverses crises auxquelles le représentant de l'État doit faire face : des inondations aux manifestations paysannes, la palette est large... et l’expérience est irremplaçable, en ce domaine. Heureusement que ce vaste « décloisonnement » voulu par Macron n’a pas été jusqu’à y impliquer les armées ! Un Hervé Brabant aurait pu ainsi être nommé à la tête d’une brigade blindée. Henri Queuille, ministre de l'Intérieur en juin 1950, justifia la création du corps préfectoral, entre autres raisons, par la volonté de mettre « fin à des nominations, parfois arbitraires, qui n'ont pas toujours donné de bons résultats »...