Non surpris, mais touché par la disparition récente de René Girard, je me suis senti obligé d’apporter mon humble contribution à l’ensemble des hommages qui lui ont été adressés ces dernières quarante huit heures.
Découvert au tout début de mes études supérieures à travers la lecture de son premier ouvrage célèbre, Mensonge romantique et vérité romanesque, R. Girard n’a eu de cesse par la suite d’inspirer mes réflexions et ma vision des mécanismes sociaux, culturels, psychologiques et religieux du monde.
Assez précoce, à l’époque, dans mes lectures, son nom m’était apparu après la lecture desFrères Karamasov, de F. Dostoievski, comme l’un des meilleurs critiques littéraires au sujet de ce génie russe. Le nœud de laine ainsi saisi, il ne me resta plus qu’à tirer tranquillement le fil qui sortait de la bobine pour me saisir, centimètre après centimètre, mètre après mètre, de sa pensée.
C’est que, pour l’historien que je fus et suis en parti, il demeura assez agréable de lire et suivre la pensée de Girard car, il faut le dire, elle se déroule tranquillement tout au long du temps et de ses ouvrages, cohérente, s’affinant avec les décennies.
Et, il faut le dire, c’est là tout le génie du personnage et de son œuvre, cette pensée n’est jamais déconcertante ou trop compliquée à saisir. Au contraire, elle apparaît presque trop évidente, systématique diront certains.
Je ne me permettrais pas de refaire le détail de sa théorie du désir mimétique, des rivalités, de la victime émissaire, de la violence et du sacré, des sacrifices, et de l’Agneau de Dieu, puisqu’on la retrouve intégralement sur wikipedia.fr et dans une grande majorité des colonnes des journaux et des magazines traitant de sa disparition.
Cependant, il est un article d’Alain de Benoist, paru dans Eléments en juillet 2008, qui refait surface sur les réseaux sociaux et dont le titre et la conclusion manquent de nuance : René Girard, auteur surfait :
« Tous ceux qui ont approché Girard ont bien noté son « autisme » : il n’écoute que ce qu’il veut bien entendre. Mais ce qui frappe le plus chez lui, c’est son extraordinaire systématisme. Construite comme par élargissement de cercles concentriques, toute sa pensée se caractérise par une série de réductions généralisatrices (ou de généralisations réductrices) dont l’ampleur va croissant : réduction du désir au désir mimétique, réduction du désir mimétique à la rivalité qu’il peut engendrer, réduction de la violence, puis de toute la psychè humaine à la rivalité mimétique, et enfin réduction de toutes les cultures, de tout le champ anthropologique, au « sacrifice victimaire » né de cette rivalité mimétique. René Girard est assurément un grand critique littéraire. Mais en tant que théoricien, c’est un auteur surfait. »
Il est assez amusant de constater qu’un tel article, écrit par un des plus grands penseurs païens français encore vivants, tienne un discours peu valorisant à l’égard du « théoricien » catholique qu’était Girard.
On note de ci de là des critiques, non plus de Girard mais du christianisme, prouvant tout de même, un certain manque d’objectivité dans les propos de De Benoist, propos au demeurant intéressants :
« Mais bien entendu, la bonne nouvelle évangélique n’a pas mis un terme à la violence. La rivalité mimétique ne cesse de renaître, le maintien de la paix exigeant toujours le sacrifice de victimes nouvelles, ce qui explique la persistance de la violence. Faute d’avoir accueilli le message évangélique, assure Girard, l’homme en est encore à la gestion de la violence par le sacrifice. Satan, en définitive, est l’autre nom de la rivalité mimétique. Le message chrétien a désacralisé le monde et détruit à jamais la crédibilité de la représentation mythologique, en agissant comme un ferment de décomposition de l’ordre sacrificiel. Mais cette décomposition ne parviendra à son terme que lorsque l’humanité entière en aura adopté le principe en instaurant une politique inspirée des Béatitudes. »
Personnellement, j’estime que Girard est un théoricien. Il l’est devenu « à peu près » entre Mensonge romantique et la Violence et le Sacré, lorsque sa théorie du désir mimétique a permis de saisir certaines dynamiques anthropologiques des sociétés archaïques, ou non mécaniques (Levi-Stauss), et contemporaines.
L’ensemble de ses réflexions, également, sur Clausewitz mérite d’être saisie comme preuve de son importance dans le champ des théories en sciences humaines.
L’aspect systématique, globalisant, parfois maladroit de l’application de sa théorie mimétique est évident, compte tenu de la très grande variété des domaines où il est possible d’utiliser cette grille de lecture.
Pour exemple, redescendons d’un cran en sérieux (quoique) et dans l’utilisation de la théorie mimétique pour l’appliquer à un media commun, la bande dessinée, et plus précisément à un manga célèbre,Naruto de Masashi Kishimoto.
Je ne vais pas refaire ici une description de ce manga qui, il me semble, est plutôt bien connu du grand public. Je ne regretterais pas non plus de « spoiler » une partie de l’histoire, dans la mesure où les prépublications « traduites » par les fans pullulent sur la toile depuis 2000-2002, et que la publication française est arrivée à terme, avec 72 tomes, chez Kana.
Alors, pourquoi parler de Naruto dans un billet au sujet de René Girard ?
Et bien parce que la portée de sa théorie mimétique, de la victime émissaire et de son sacrifice, se retrouve dans ce manga. Plus précisément, à partir de l’arc « Pain », du nom du pseudo chef de l’Akatsuki, qui possède une arme de destruction massive lui permettant de détruire un village entier et ses habitants.
A ce moment de l’histoire, le système social et politique de ce monde est proche de la société féodale, du monde seigneurial, d’interdépendance, de clientélisme, de vassalité et de service rendu. C’est un monde de violence, où la vengeance voire parfois la faide sont communes et fréquentes, les ninjas n’étant finalement que les outils, conscients ou non, de la montée en puissance de cette violence et du cycle de haine qui a conduit Pain (qui comme son nom l’indique a beaucoup souffert) à vouloir tuer le fameux village de Konoha dont est originaire le héros Naruto. On notera également le lien avec ce que dit Girard au sujet de Clausewitz et « la montée aux extrêmes », générée ici par le fait que les personnages de ce monde se font la guerre avec des moyens (ninjutsu) de plus en plus puissants (les fameux démons à [x] queues, les bijuus, véritables armes de destruction massive).
La rupture, incarnée par Naruto, apparaît au moment où ce dernier a vaincu Pain et se retrouve face à lui pour le tuer. Naruto décide de l’épargner et de prendre sur ses épaules les souffrances de tout le monde. Il se propose d’être la victime des vengeances cumulées par tous les protagonistes rencontrés au gré de l’aventure, même ceux qu’il ne connaît pas, et d’annihiler la vengeance et la violence en n’y répondant pas, en la subissant pour décharger les gens :
Pain qui détruit le village : ICI
Le moment Naruto décide de briser le cycle de violence : ICI
Naruto mettant en pratique sa « non violence » et son rôle de victime : ICI
A partir de ce moment, le manga a véritablement pris une tout autre tournure, générant forcément des critiques positives et négatives auprès des lecteurs de la première heure.
Il n’en demeure pas moins que l’on retrouve presque trait pour trait la théorie développée par Girard. Le désir mimétique y mis en avant dans le triangle amoureux des personnages du début. La question de la violence et du sacré, dans l’ensemble de la cosmogonie de cet univers, de la structure même de cette société. L’aspect messianique de Naruto, également, amorcé par le passage sus-cité, mais également par les références à la « prophétie », au livre de Jiraiya qui ressemblerait presque au rôle qu’a l’Ancien Testament en tant qu’annonciateur de l’arrivée du Messie ou « élu » dans le manga. La façon dont Naruto arrête le déchaînement de violence, d’abord par les poings, mais ensuite et surtout par les mots.
Bref. A mes yeux, ce manga contredit toute l’analyse de De Benoist sur le côté « surfait » du Girard-théoricien.
Parce que sa pensée est très dense et étendue, sa théorie devient passablement instructive même si parfois elle manque de précision ou reste floue. Mais c’est, je pense, la définition même de la théorie : des explications s’appuyant sur des faits et qu’il faut critiquer pour la corriger ou l’invalider.
Corriger la théorie mimétique et son déploiement dans les sphères anthropologiques et religieuses, il le faut très certainement, il en va de l’honnêteté intellectuelle.
L’invalider… J’attends personnellement d’autres arguments que ceux émis par ses détracteurs, de De Benoist à René Pommier (René Girard, un allumé qui se prend pour un phare), et vous invite, au contraire, à plonger dans cette pensée plus qu’intéressante.
Notons enfin que c’est avec l’appui de René Girard que Philippe Muray nous a livré son chef d’œuvre Le XIXème siècle à travers les âges, après un séjour aux Etats Unis, à Stanford entre janvier et mars 1983.
Aristide / C.N.C