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L’autre Europe : un entretien sur l’Intermarium (entretien avec Tomasz Szczepanski)

Tomasz Szczepanski (anme le blogue Barnim Regalica) est né en 1964 à Szczecin (Pologne). Il est historien (doctorat en Lettres), écrivain, essayiste, et activiste et le défenseur du Zadruga(nationalisme païen polonais) et de la foi slave indigène.

Il a été un activiste anti-communiste depuis 1984, un membre du Parti socialiste polonaisillégal, et membre de la Confédération de la Pologne indépendante depuis 1987. De 1987 à  1989, il a dirigé le bulletin clandestin Intermarium.

Après l’effondrement du communisme il devint un opposant de l’establishment démocratico-libéral. Il a été un organisateur et a participé à de nombreuses manifestations patriotiques et nationalistes, anticommunistes et anti-Système. Il a enseigné l’histoire pendant onze ans et est actuellement employé du Musée de l’Armée Polonaise à Varsovie.

Tomasz Szczepanski a défendu l’idée de l’Intermarium et a travaillé pour sa réalisation depuis les années 1980. Il est le fondateur et le dirigeant de l’Association pour la Tradition et la  Culture « Niklot » (active depuis 1998) et du trimestriel métapolitique Tryglaw.

Jaroslaw Ostrogniew : Quels sont les fondements théoriques et les origines du projetIntermarium ?

Tomasz Szczepanski : Le fondement du projet Intermarium est le but de créer en Europe de l’Est (ou Europe du Centre-Est), comprise comme la région entre la Russie et l’Allemagne, un pôle de puissance capable de contrebalancer la puissance de ces deux voisins. Le but de créer un tel pôle est de sécuriser la région contre les tentatives impériales de la Russie et de l’Allemagne et de créer les conditions pour un libre développement des nations de la région.

Les pays de la région sont souvent divisés en deux sous-régions, les montagnes des Carpates étant la ligne-frontière : l’Intermarium Baltique – Mer Noire (Estonie, Lettonie, Lituanie, Pologne, Biélorussie, Ukraine) proprement dite, et le segment Danube – Balkans. Les deux sous-régions sont collectivement appelées la « Région ABC » d’après les noms Adriatique, Baltique, et Mer Noire (Czarne dans les langues slaves).

En plus des facteurs géographique, économique et culturel, l’élément fondamental créant l’unité dans la région est le fait que celle-ci a été et est toujours un objet d’expansion constante de la part de la Russie et de l’Allemagne, et historiquement aussi de la Suède et de la Turquie. Et les élites politiques – et probablement de grandes parties, ou même la grande majorité – des nations russe et allemande voient l’expansion dans cette région comme légitime, et la preuve est donnée par leurs doctrines géopolitiques : « Mitteleuropa », « Lebensraum », la « doctrine Brejnev », et l’« étranger proche ».

Les tentatives pour réaliser le projet Intermarium après 1918 furent liées à deux vagues de démocratisation en Europe centrale (1918 – 1921 et 1989 – 1991), d’où l’association commune de ce concept avec l’idée d’exporter le modèle de l’État démocratique à l’Est. Ce n’est pas [assez] précis. Cela s’est passé de cette manière, mais cela ne doit pas forcément se passer de cette manière, puisque le but du projet Intermarium est l’indépendance, et que la démocratie est une question secondaire. Nous pouvons imaginer, par exemple, qu’un candidat démocratique opposé à Alexandre Loukachenko en Biélorussie pourrait être simultanément un agent pro-Moscou, et dans ce cas, les partisans de l’Intermariumsoutiendraient Loukachenko comme le candidat assurant – dans son propre intérêt – la séparation de la Biélorussie d’avec la Russie.

L’Intermarium devrait aussi être considéré comme une expression politique de la différence culturelle de l’Europe centrale (de l’Est) vis-à-vis de ses deux voisins. Bien que politiquement ce soit un projet s’opposant à l’impérialisme principalement russe, culturellement c’est plutôt un projet anti-occidentaliste.

Je ne suis pas d’accord avec la thèse selon laquelle cette région serait une transition entre l’Est (l’Eurasie) et l’Ouest, puisque cette perspective considère que le principal trait de la région est simplement l’« atténuation » des traits occidentaux. Donc la singularité de l’Intermarium serait constituée seulement par l’absence de traits propres. Penchons-nous sur ce qui est culturellement unique dans cette région. Premièrement, il existe un puissant élément agrarien dans les cultures nationales de la région. Presque toutes ces nations ont reconstruit leurs élites après une longue période de temps sur la base de la paysannerie, ou dans le cas des Polonais et des Hongrois, et partiellement des Roumains, leurs élites sont formées d’une noblesse liée à la culture rurale. Cependant, dans toutes ces nations, la bourgeoisie locale était faible, étant formée principalement d’éléments ethniquement étrangers. Donc, sauf pour les Tchèques, les traits culturels bourgeois sont très faibles dans les nations de cette région.

Deuxièmement, c’est l’Europe slave. Les exemples des pays baltes, de la Hongrie et de la Roumanie ne s’opposent à ce fait qu’en apparence. Leur forte connexion avec les cultures slaves, ainsi que l’absorption d’éléments slaves par les ethnos hongrois et roumain au cours de leur développement, sont bien connues.

Troisièmement, pendant le XXe siècle, tous les pays de la région furent soumis au communisme – l’expérience sociale la plus destructrice connue dans l’histoire humaine – et cela a unifié l’expérience sociale de ces nations, permettant une compréhension commune entre elles.

Et finalement, le concept de nation compris dans les catégories ethniques (anthropologiques) domine toute la région, contrairement à l’Europe occidentale, où le simple nationalisme civique est plus commun. Un membre de la nation est une personne qui est reliée à la nation par l’origine, la langue, et la culture commune (souvent aussi par la religion); la citoyenneté joue un rôle beaucoup plus mineur.

Jaroslaw Ostrogniew : Comment l’idée d’Intermarium s’est-elle développée en Pologne et en Europe ?

Tomasz Szczepanski : Bien qu’il y eut des précédents historiques, le projet Intermarium fut introduit pour la première fois comme une partie de l’idéologie de l’État polonais par le chef d’État Jozef Pilsudski en 1918 – 1922.

Il est communément identifié au fédéralisme polonais, ce qui n’est pas complètement exact. Le fédéralisme polonais visait à créer un État fédéral commun avec tous les pays du Commonwealth polono-lituanien, et l’idée d’Intermarium vise à créer une alliance d’États indépendants.

Le traité de paix de Riga entre la Seconde République polonaise et l’URSS en 1921 signifiait la reconnaissance de l’impossibilité politique de ce concept – pas un abandon complet, puisqu’il demeura dans la pensée politique et dans les pratiques semi-non-officielles de certaines institutions de la Seconde République polonaise. L’armée polonaise, durant les préparatifs pour une guerre contre l’URSS, créa les dénommés « officiers par contrat » : c’étaient des militaires venant des nations conquises par l’URSS, qui n’étaient pas des citoyens polonais, mais qui servaient sous termes d’un contrat. Il était prévu qu’en cas de guerre contre l’URSS, les soldats de l’Armée Rouge qui seraient prêts à combattre contre le bolchevisme contacteraient des unités de l’armée polonaise. Le commandement d’unités de l’armée formées de tels soldats (qui pourraient former le noyau de futures armées alliées) serait confié à ces officiers par contrat. Du fait de leur nationalité et de leur non-citoyenneté polonaise, ils seraient considérés comme plus crédibles. Des périodiques d’émigrés venant d’URSS furent aussi soutenus, non seulement pour les nations de l’Intermarium, mais aussi pour les peuples du Caucase, de l’Oural, et même pour les Kalmouks. Bien sûr, les services de renseignement polonais coopéraient avec les organisations indépendantistes parmi ces nations.

Le concept d’Intermarium fut repris par la jeune génération des conservateurs polonais pendant la période de l’Entre-deux-guerres. Nous associons souvent l’idée d’Intermarium au camp politique de Pilsudski, et bien que cette association soit vraie, il faut remarquer que le camp politique nationaliste polonais a aussi adopté ce concept, avec l’une des versions élaborées par Adam Doboszynski. 

Cependant, il faut souligner que jusqu’en 1939, l’Intermarium fut marginal par rapport au courant politique polonais majoritaire, qui visait plutôt à défendre le statu quo de Versailles. Après le début de la Seconde Guerre mondiale, cependant, divers concepts d’une fédération d’Europe centrale eurent de nombreux partisans influents parmi les émigrés polonais.

Le projet a été réanimé dans la pensée politique en Pologne avec la fondation de la Confédération de la Pologne indépendante (Konfederacja Polski Niepodleglej – KPN, le premier parti politique d’opposition depuis l’interdiction du Parti du peuple polonais en 1947 par les communistes). Le KPN revint au mouvement pro-indépendance de Pilsudski, donc il ne pouvait pas rester indifférent à sa pensée géopolitique. Après 1980, quand l’effondrement de l’URSS et du « camp socialiste » dans son ensemble apparut de plus en plus inévitable, certains des autres milieux d’opposition commencèrent à parler plus ou moins ouvertement du projet Intermarium. Il faut néanmoins souligner que ce programme ne fut adopté que par une minorité de l’opposition. 

En juillet 1994, une Ligue des partis des pays de l’Intermarium fut proclamée à Kiev. La Ligue était composée de partis pro-indépendance de six pays (Biélorussie, Estonie, Lituanie, Lettonie, Pologne, et Ukraine). La Confédération de la Pologne indépendante, le Mouvement de la Troisième République, et le petit Parti républicain polonais – Troisième Pouvoir représentaient la Pologne dans la Ligue. Des congrès de la Ligue eurent lieu en 1995 (Jaroslaw nad Sanem, Pologne), 1996 (Minsk, Biélorussie) et 1997 (Kiev, Ukraine). Il y eut aussi une tentative de créer un bulletin commun, dont deux numéros furent publiés. Cette initiative se termina à la fin des années 1990, en résultat des changements politiques dans les pays impliqués – incluant la marginalisation des principaux défenseurs du projet.

Il faut remarquer que certaines initiatives sociales non-politiques, en abordant les questions de l’Europe Centrale, se sont référées à cette idée. Ces initiatives échouèrent généralement après quelques années, à cause de l’absence d’un soutien de l’État et de l’incapacité à trouver d’autres sponsors.

Bien que l’idée d’Intermarium ait été promue par des milieux qui n’ont jamais exercé un véritable pouvoir d’État, il faut néanmoins souligner que certaines des politiques officielles de la Troisième République polonaise (en 1989 – 2004) peuvent être considérées comme des références plus ou moins directes à cette idée. Je considère l’Initiative centre-européenne (Hexagonale) et l’Accord de libre échange centre-européencomme des exemples de cela. Le Groupe de Visegrad en est aussi un exemple dans une moindre mesure – principalement du fait de son potentiel limité et du but déclaré du groupe, qui est le soutien des pays du groupe sur le chemin de l’adhésion à l’Union européenne, donc la coopération de facto à liquider la souveraineté de la région. Cependant, la politique polonaise après l’effondrement du communisme visait essentiellement à intégrer les principales structures du monde occidental, c’est-à-dire l’OTAN et l’Union européenne. Toutes les alternatives à ce but – et l’Intermarium est une telle alternative, particulièrement vis-à-vis de l’Union européenne – furent fondamentalement rejetées par l’establishment. Si certains éléments du projet furent utilisés, ce fut plutôt comme un moyen de réaliser l’idée d’occidentalisation de l’Europe centrale et orientale. Après l’entrée de la Troisième République polonaise dans l’Union européenne, des éléments du programme de l’Intermarium apparurent dans la politique du président Lech Kaczynski. 

Cependant, la réalisation du projet Intermarium semble toujours être la manière la plus efficace d’assurer l’indépendance de la Pologne.

Jaroslaw Ostrogniew : Quelles possibilités et quels obstacles à la réalisation du projetIntermarium voyez-vous ?

Tomasz Szczepanski : L’entrée de la plupart des pays de la région dans l’Union européenne a fondamentalement défait la possibilité de réaliser ce projet dans le futur concevable. Bien que nous devons nous souvenir que cela n’interdit pas la création d’un bloc régional à l’intérieur de l’Union; il existe encore des cadres institutionnels permettant une coopération dans l’esprit de l’Intermarium, créés avant l’entrée dans l’UE, comme le Groupe de Visegrad, qui peut être rempli d’un nouveau contenu dans une nouvelle configuration politique.

La discussion de l’idée d’Intermarium prend son sens, particulièrement si nous supposons l’effondrement du projet de super-État européen.

Les principaux adversaires de la réalisation du projet Intermarium sont les impérialistes russes et allemands, ainsi que les partisans du super-État européen.

Pourquoi les impérialistes russes ? C’est évident et n’a pas besoin d’un développement détaillé. Cependant, nous devons noter qu’en dépit des succès évidents de Vladimir Poutine dans la maîtrise des troubles intérieurs et dans les relations internationales, la tendance démographique systématique à une population russe décroissante n’a pas changé. En prenant en considération la Chine voisine et la présence déjà existante non seulement de capitaux chinois mais aussi de quelques millions de Chinois en Sibérie (avec une tendance à s’accroître en nombre), la perte d’une partie de la Sibérie en faveur de la Chine, sous une forme ou une autre, semble très probable en l’espace d’une génération. Finalement, l’économie russe, principalement basée sur les ressources naturelles, est dépendantes des prix internationaux de ces matières premières.

De plus, après l’abandon du communisme, la Russie n’a pas trouvé de fondement idéologique alternatif pour la reconstruction de l’empire. En dépit du soutien officiel, le christianisme orthodoxe n’est pas sorti de la crise du postcommunisme. L’eurasisme pourrait être un tel fondement, mais cela signifierait la rupture avec les espoirs d’une partie de l’élite russe en faveur de l’occidentalisation de la Russie.

Que l’Intermarium est obsolète du point de vue de la politique allemande, c’est aussi un point qui ne demande probablement pas beaucoup de développement. Regardons la convergence des intérêts allemands et russes, en-dehors d’une certaine complémentarité économique, d’une part une économie développée et consommatrice d’énergie, de l’autre un fournisseur de ressources énergétiques presque inépuisables). Si nous supposons que le but de la politique allemande est la récupération des pertes – incluant les pertes non-matérielles, comme son rang international – que le pays a subi après sa défaite dans la Seconde Guerre mondiale, il est difficile de concevoir la récupération de territoires par l’Allemagne en Europe centrale si la région crée une forte structure politique. Et une telle structure ne serait pas non plus en faveur de la Russie, donc la coopération germano-russe contre les pays de l’Intermarium (particulièrement contre la Pologne en tant que leader potentiel de la région) est complètement naturelle.

Nous arrivons donc au dernier groupe d’adversaires du projet Intermarium : les partisans de l’Union européenne en tant que super-État. Contrairement aux précédents, ils ne représentent pas les intérêts d’un État ou d’une nation, mais un certain projet idéologique, car l’Union européenne est aussi un projet idéologique. C’est un complot démocratico-libéral, dirigé contre toutes les identités nationales et religieuses fortes, tentant de créer une identité « européenne » en déracinant les identités nationales. Le projetIntermarium doit provoquer l’antipathie dans ces milieux pour au moins deux raisons.

D’abord, il y a des raisons « culturelles » : les nations habitant la région, du fait de l’expérience commune du communisme, sont plus attachées à leurs identités qui ont si souvent été menacées. Elles ne sont donc pas prêtes à renoncer à ces identités pour un mirage européen, particulièrement lorsqu’elles voient qu’il s’agit souvent d’un instrument cachant des intérêts nationaux des anciens membres de l’UE. Ensuite, les nations de l’Intermarium ont aussi connu l’hégémonie russe. Cela les pousse à coopérer avec les États-Unis, qui – même si les États-Unis inspirent une certaine méfiance – sont cependant appréciés comme un allié possédant non seulement une force réelle mais aussi la volonté de l’utiliser. Et l’UE en tant que projet géopolitique vise à pousser les Américains hors de l’Europe.

Jaroslaw Ostrogniew : Quelles possibilités voyez-vous de persuader les plus proches voisins de la Pologne de s’impliquer dans la réalisation du projet Intermarium ?

Tomasz Szczepanski : L’alliance de deux des plus forts pays de la région, la Pologne et l’Ukraine, est l’épine dorsale du concept géopolitique d’Intermarium. Il suffit de jeter un coup d’œil sur une carte et de calculer les potentiels pour connaître les raisons.

L’Ukraine – ou plutôt une grande partie de l’élite ukrainienne naissant de la tradition anticommuniste – n’a jamais eu besoin d’être fortement persuadée de s’impliquer dans ce projet. Le préjugé contre les Polonais est très faible, puisque l’Ukraine est simplement un grand pays et le restera, même sans la Crimée. Et une nouvelle génération a déjà grandi pour laquelle un État ukrainien indépendant est quelque chose d’évident. De plus, la guerre dans le Donbass a renforcé l’identité ukrainienne (même en Ukraine russophone). Pour le dire simplement : la guerre favorise les définitions claires.

La Biélorussie – ici, lorsqu’on parle des élites anticommunistes, la situation est similaire, en dépit de craintes plus grandes vis-à-vis du révisionnisme polonais. Le problème est cependant que ces élites sont rares, ce qui est lié à la faiblesse des traditions étatiques biélorusses. De plus, les élites « pro-occidentales » soutenues par le système des subventions ont tendance à soutenir les postulats culturels des sponsors, ce qui n’apportera pas des succès dans la société biélorusse (il y a une certaine analogie avec les actions soi-disant anti-Poutine des Femen, qui ont fait bien plus de bien que de tort à Poutine). Il semble qu’on puisse placer certains espoirs dans l’évolution des élites « loukachenkiennes », qui sont assez désireuses de gouverner leur propre État, pas d’être des fonctionnaires de l’empire moscovite. Cela s’applique bien sûr aussi à Loukachenko lui-même.

La Lituanie est l’élément le plus difficile du puzzle, parce que les élites lituaniennes ont défini la Pologne et les Polonais comme la pire menace, et la « lituanisation » des Polonais de la région de Vilnius est une exigence de la raison d’État lituanienne. Nous ne pouvons pas consentir à cela, et cela n’a rien à voir avec du révisionnisme polonais. En outre, la participation [de la Lituanie] à l’UE et à l’OTAN lui donne un sentiment de sécurité, ce qui lui rend plus facile de se quereller avec la Pologne.

Nous partageons sûrement une crainte du révisionnisme allemand avec les Tchèques. La question est : à quel point les élites tchèques se sont-elles réconciliées avec la domination allemande ? Si elles vont encore plus loin, cela équivaudrait presque à consentir à devenir une sorte de nouveau Protectorat de Bohême-Moravie – avec un territoire similaire. Accéder aux demandes de l’Association [allemande] des Sudètes peut conduire à cela. Je ne puis répondre à cette question. Mais la réaction de nos élites sur la question des demandes allemandes envers la République tchèque fut sûrement étroite d’esprit, pour ne pas parler de couardise. Après tout, dans cette question nous sommes dans le même bateau. 

La question est de savoir si la politique polonaise peut influencer et modérer les relations entre la Hongrie et ses voisins, ce qui est une question-clé pour la paix de la région. Les Hongrois ont le droit de défendre leurs minorités dans d’autres pays, mais il faut dire clairement qu’un coup d’œil sur la carte ethnique montre que la Transylvanie ne peut simplement pas être récupérée par la Hongrie. En tous cas, la Pologne devrait agir d’une manière modératrice autant que nous le pouvons, car les querelles dans notre région seront utilisées par des acteurs externes.

Il serait même possible d’établir des relations positives entre l’Intermarium et la Russie – mais avec une Russie qui serait reconstruite mentalement, pas seulement politiquement et socialement.

Ce serait (en faisant certains raccourcis mentaux) la Russie d’un Boris Savinkov ou d’un Alexeï Shiropaïev. À propos, ce dernier devrait être davantage lu en Pologne. Il fait remarquer que personne ne le fait, peut-être à cause de l’opinion de Shiropaïev sur le rôle des Juifs dans l’histoire de la Russie.

Le problème avec l’impérialisme russe est qu’il ne s’agit pas seulement d’un concept géopolitique, servant des intérêts nationaux et pouvant donc être rejeté si cela ne les sert plus. C’est un effet de la mentalité formée par l’Orthodoxie synthétisée avec la tradition mongole et la bureaucratie allemande : « l’Empire knouto-germanique », comme cela fut jadis brillamment dit par Mikhaïl Bakounine. Si la Russie est la « Troisième Rome » (et c’était la doctrine officielle de l’Orthodoxie moscovite, à laquelle la Russie est en train de revenir), alors elle a même l’obligation d’être un empire. Empêcher cela signifie briser non seulement les fondements physiques (ce qui est actuellement en cours en Russie par sa crise démographique) mais aussi spirituels de l’impérialisme russe. 

Et c’est pourquoi j’accueille avec une grande affection la renaissance actuelle de la religion slave, qui n’a pas un aspect de « Weltmacht » [= puissance mondiale]. Certains espoirs résident dans la renaissance de la tradition de Novgorod comme modèle alternatif à Moscou pour le développement russe. Mais tous ces courants anti-impériaux de la pensée russe sont marginaux, du moins pour le moment. 

Cependant, tous les espoirs que ce problème puisse être résolu par la réconciliation officiellement proclamée entre l’Église catholique romaine en Pologne et le Patriarcat de Moscou de l’Église Orthodoxe, qui est l’un des piliers de l’impérialisme, sont à mon avis dépourvus de sens.

Ajoutons que la solution de la question de Königsberg [Kaliningrad] doit être un certain élément de la normalisation des relations polono-russes. Cette absurdité géopolitique nous menace par sa simple existence, pas seulement pas comme base d’une possible agression. Cela crée aussi un espace pour la coopération russo-allemande, qui est toujours une menace létale pour la Pologne. Personne ne peut garantir que Moscou ne serait pas prêt à la rendre à l’Allemagne, par exemple simplement en la vendant. Nous devons donc chercher une solution pour cet oblast [= région administrative], qui ne sera pas liée à son appartenance à la Russie ou à l’Allemagne. 

Jaroslaw Ostrogniew : Quelle est votre vision de la possibilité de réaliser le projet Intermariumà la lumière des récents  événements : conflit armé en Ukraine, crise de l’immigration en Europe, ou les récentes élections présidentielles et parlementaires en Pologne ? 

Tomasz Szczepanski : L’agression russe en Ukraine a prouvé à toutes les parties intéressées la durabilité de l’impérialisme russe, et il importe peu de savoir si les dirigeants à Moscou veulent honnêtement reconstruire l’empire ou s’ils utilisent l’impérialisme seulement comme un instrument de politique intérieure. Car si c’est la seconde explication qui est vraie, cela en dit long sur la société russe elle-même. Sans aucun doute, le parti Droit et Justice et le président Andrzej Duda actuellement au pouvoir sont les mieux préparés à cette récidive impérialiste de Moscou, concernant laquelle ils ont même averti les autres antérieurement. De ce point de vue, les dernières élections en Pologne sont un changement positif.

Concernant l’Ukraine, la guerre a renforcé l’identité ukrainienne; un ennemi cimente facilement une communauté et définit l’horizon politique, ce que nous savons déjà par Carl Schmitt.

La guerre a aussi été une cloche d’alarme pour d’autres États de la région postsoviétique, ce qui est également utile.

Elle a aussi entravé les actions du lobby pro-Moscou dans les pays occidentaux, particulièrement en Allemagne, en Italie et en France, bien que je n’ai pas d’illusions concernant la position de ces pays; ils veulent faire des affaires avec la Russie, et ils sont prêts à vendre notre indépendance pour ces affaires, tout comme Roosevelt et Churchill nous ont vendus à Téhéran et à Yalta. En-dehors de cela, ils devaient faire quelque chose; d’où les sanctions.

La crise de l’immigration affaiblit l’Europe, mais de notre point de vue c’est une bonne chose, puisque la pression contingente qui peut être mise sur nous – particulièrement par l’Allemagne – sera plus faible. S’il vous plaît souvenez-vous que l’Intermarium est supposé nous sécuriser non seulement contre la Russie mais aussi contre l’Allemagne, et la constitution allemande déclare encore que les frontières légales de l’Allemagne sont celles de 1937. De notre point de vue, c’est une bonne chose que nos ennemis historiques aient des problèmes internes.

L’annexion de la Crimée a eu un effet secondaire : elle a compliqué les relations entre la Russie et le monde musulman (la question des Tatars de Crimée), et l’engagement russe en Syrie les a compliquées encore plus.

En Russie : une opposition russe à l’impérialisme a émergé, cette fois de type nationaliste, et non démo-libéral (par exemple : des Russes de la Fédération russe qui sont combattants volontaires dans le camp ukrainien, et je ne parle pas de mercenaires). Bien que les informations là-dessus ne soient pas claires, pour des raisons diverses, concernant le nombre et l’ampleur, c’est néanmoins un phénomène intéressant.

Je ne veux pas jouer les prophètes ici, mais les succès initiaux de Moscou en Crimée et dans le Donbass (bien que ces derniers soient très limités) pourraient être le début de très graves problèmes.

• Propos recueillis par Jaroslaw Ostrogniew.

• D’abord mis en ligne sur Counter-Currents Publishing, le 25 novembre 2015, et repris par Cercle non conforme, le 30 novembre 2015.

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