"Un nouveau leitmotiv est repris depuis quelques mois par les politiciens, certaines associations, et une partie des médias : le vivre ensemble. L’objet de la politique serait d’organiser le vivre ensemble. L’École n’aurait d’autre mission que de l’enseigner. Les valeurs elles-mêmes se récapituleraient dans ce vivre ensemble. Cette expression est dans toutes les têtes et dans toutes les bouches. Mais cette mode sémantique signifie-t-elle quelque chose ?
En relisant les philosophes, les moralistes, les écrivains des temps passés, la vérité se fait jour : jamais le vivre ensemble n’a été inscrit au rang des valeurs, jamais même il n’a été énoncé sous cette forme. S’il a le sens de l’ironie, tout un chacun fera observer que le vivre ensemble a fait une entrée récente dans le monde des valeurs. Le vivre ensemble parvient à se faire passer pour un impératif universel, incontestable et même indiscutable, tout le temps que l’on ne prend pas conscience qu’il est né de la dernière pluie.
Affirmer qu’il faut vivre ensemble est aussi plat qu’affirmer qu’il faut respirer. C’est affirmer que l’homme est un être social et rien d’autre. Ce truisme ne peut constituer ni un programme politique ni un fil conducteur pour l’éducation. Si le vivre ensemble s’impose comme valeur, c’est que l’espace politique a été détruit. Plus : c’est que toute perspective collective a été détruite. On brandit le vivre ensemble quand on n’a rien à dire, ou plus rien à dire, sur la société ou la politique, sur les instituions ou l’École. Ce pseudo concept n’est pas un étouffe-pensée, mais plutôt un vain mot qui ne germe et ne fleurit qu’au jour où toute pensée s’est évanouie. Le vivre ensemble ne peut croître ailleurs que dans le désert de l’intelligence.
Notre époque discourt sur le vivre ensemble pour ne pas parler de la cité.Elle fait du vivre ensemble un projet politique alors que c’est la cité qui devrait en être un. Le vivre ensemble est tout le contraire de la cité : c’est la cité éclatée en une nébuleuse de communautés et d’individus isolés dont il s’agit d’empêcher qu’ils empiètent les uns sur les autres. C’est la juxtaposition pacifique proposée comme idéal collectif. Bref, le vivre ensemble est l’exact opposé de la politique qui exige non pas une juxtaposition, mais une fusion. De ce fait, il est impossible de voir dans ce vivre ensemble un autre nom de la fraternité, ou une modernisation de celle-ci.
Le vivre ensemble est une illusion verbale, un vain mot agité pour masquer le néant intellectuel et politique d’une époque à la dérive."