Source : You Will Die Over There
Une très bonne analyse de l’État d’urgence et de la réforme constitutionnelle qui servent entre autres de diversion à la préparation de la « loi renforçant la lutte contre le crime organisé et son financement, l’efficacité et les garanties de la procédure pénale » (qui ne s’appela peut être finalement pas loi Taubira), laquelle prévoit de faire passer dans le régime courant nombre de dispositions de l’État d’urgence. Quand on vous disait qu’il menaçait de devenir permanent… A lire jusqu’au bout.
Comme je vous l’écrivais en décembre dernier, la prorogation de l’état d’urgence semble de plus en plus inéluctable. Avant de continuer ce billet, il me semble indispensable d’inscrire le bilan de ces premières semaines d’état d’urgence, publié jeudi dernier et basé sur les chiffres fournis par les ministères de la Justice et de l’Intérieur :
En chiffres
Selon les sources des ministères de la Justice et de l’Intérieur, depuis l’instauration de l’état d’urgence, 3099 perquisitions administratives ont eu lieu. Par ailleurs, 542 procédures judiciaires ont été ouvertes. Et 382 assignations à résidence ont été décidées.
De manière plus anecdotique, trois fermetures provisoires des salles de spectacles, débits de boissons et lieux de réunion ont été déclarées. De plus, un couvre-feu a été ordonné, sans oublier que trois zones de protection de sécurité ont été annoncées. En tout, le bilan s’élève à 366 personnes interpellées, 316 gardes à vues et 500 armes découvertes. Ce schéma donne un aperçu de ces chiffres à la date du 7 janvier 2016.
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Un régime contesté
En janvier, selon les Décodeurs du Monde, la plupart des infractions n’ont aucun rapport avec le terrorisme. Sur les 464 infractions répertoriées, seules 25 infractions sont en liens avec le terrorisme et 4 concernent les procédures antiterroristes.
Les 21 infractions restantes concernent le délit d’apologie du terrorisme, inscrit depuis novembre 2014 dans le Code pénal. Les procédures s’appuient alors sur les tracts, les documents divers, ou encore sur des posts sur Facebook ou sur des sites de rencontres, découverts lors des fouilles physiques et informatiques.
Devant le tribunal administratif, 63 assignations à résidence, deux interdictions de manifester, deux restrictions de la liberté de culte, deux interdictions de vente, une fermeture de restaurants et deux perquisitions administratives ont été contestées. Sur ces recours, 49 recours ont été rejetés, 23 procédures ont en revanche été annulées ou suspendues.
Selon France inter, six mesures d’assignation à résidence ont été annulées totalement ou partiellement. Un cas reste emblématique, celui de militants écologistes qui ont fait l’objet d’une telle procédure.
Source L’Express.
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Comme vous pouvez le constater, le bilan est médiocre puisqu’une très grande partie des infractions n’a tout simplement aucun rapport avec des faits de terrorisme, motivation unique de la mise en place de l’état d’urgence. Aucune remise en cause du dispositif mis en place ou existant n’a d’ailleurs été faite (obsolescence du « 17 », inefficacité de la loi relative au renseignement, question du port d’arme, etc.). Les débats publics se concentrent essentiellement sur la déchéance de nationalité, mesure symbolique dont l’efficacité dans la prévention du terrorisme est – je l’affirme – nulle. Menacer une personne prête à mourir pour une idéologie de lui retirer un statut administratif ne l’arrêtera pas, cette mesure étant principalement destinée à apaiser la communauté qui rejette officiellement la personne ayant accompli cet acte.
Cette agitation sur une mesure dont l’efficacité est déjà réputée insignifiante est symptomatique du quinquennat de M. Hollande. Car pendant ce temps, un autre texte, aux conséquences plus profondes sur les libertés publiques, est en préparation. Vous en retrouverez l’avant-projet chez Numerama et en intégralité. En voici les principaux éléments :
• L’article 2, qui permet d’utiliser des IMSI-catchers dans le cadre de certaines enquêtes pénales, pour recueillir des données de connexion en obligeant les smartphones de tout un secteur géographique à se connecter à une fausse antenne relais ;
• L’article 3 qui élargit la capacité de capter des données informatiques, y compris d’intercepter des e-mails stockésdéjà reçus ou envoyés par un suspect avant la mise sur écoute, et toujours présents dans sa boîte mails (ce qui était unedemande des juges antiterroristes). Auparavant cette possibilité n’était offerte que sur perquisitions, en présence du suspect qui savait donc qu’il faisait l’objet d’une surveillance et d’une procédure.
• L’article 9 qui étend la possibilité de géolocaliser un suspect, lorsqu’il est suspecté de détention ou vente illégale de certaines armes, de catégorie A (armes interdites aux civils) ou B (semi-automatiques).
• L’article 11 qui donne compétence aux juridictions françaises pour toute infraction commise sur Internetlorsque la victime est domiciliée en France, et organise la compétence territoriale des tribunaux. L’article étend également certaines procédures désormais applicables à la cyberdélinquance en bande organisée.
• L’article 26 modifie le régime des interceptions judiciaires, limitées à un an de mise sur écoute dans les cas normaux, ou deux ans pour les délinquances et criminalités organisées.
L’article 2 est particulièrement intéressant, ouvrant la possibilité des écoutes à grande échelle de tout citoyen dans une zone géographique donnée du fait de la présence d’une personne suspectée pour « certaines enquêtes pénales », ce qui est assez vague. Ces « écoutes » concernent vos conversations téléphoniques à partir d’un téléphone portable, mais aussi vos SMS, e-mails reçus, mais aussi vos navigations Internet effectuées sur celui-ci. Que les services de sécurité aient accès à ce genre de données pour une personne présentant une menace claire pour la sécurité peut être une bonne idée. Allons voir ce fameux article 2 dans le détail.
Numerama a publié ce vendredi matin l’intégralité du projet de loi Taubira « renforçant la lutte contre le crime organisé et son financement, l’efficacité et les garanties de la procédure pénale », qui comprend notamment un article 2 sur l’utilisation des IMSI-catchers dans le cadre d’enquêtes judiciaires. Le texte proposé doit modifier le code de procédure pénale pour disposer que :
« Lorsque les nécessités de l’enquête ou de l’information concernant un crime ou un délit entrant dans le champ d’application des articles 706-73 et 706-73-1 [du code de procédure pénale] l’exigent, le juge des libertés ou de la détention, sur requête du procureur de la République, ou le juge d’instruction, après avis du procureur de la République, peut autoriser les officiers de police judiciaire à mettre en place un [IMSI-catcher] afin de recueillir les données techniques de connexion permettant l’identification d’un équipement terminal ou du numéro d’abonnement de son utilisateur, pour une durée maximale d’un mois renouvelable une fois dans les mêmes conditions de forme et de durée. Ces opérations sont faites sous le contrôle du magistrat qui les a autorisées.
En cas d’urgence, l’autorisation peut être donnée par le procureur de la République. Elle doit alors être confirmée par le juge des libertés et de la détention dans le délai de 24 heures, à défaut de quoi il est mis fin à l’opération.
Le procureur de la République, le juge d’instruction ou l’officier de police judiciaire peuvent requérir tout agent qualifié d’un service, d’une unité ou d’un organisme placé sous l’autorité du ministre de l’Intérieur et dont la liste est fixée par décret, en vue de procéder à l’utilisation du dispositif technique mentionné au premier alinéa. »
En clair, la loi Taubira telle que soumise pour avis au Conseil d’État autorisait les magistrats instructeurs ou le parquet à mettre en place des IMSI-catchers pour collecter l’ensemble des métadonnées des téléphones portables qui se trouvent dans un rayon géographique donné, dont l’importance varie en fonction du dispositif employé (de quelques mètres à quelques centaines de mètres de rayon).
La prolongation voulue ne serait-elle pas un moyen de faire passer la réforme constitutionnelle ainsi que le texte présenté plus haut, accordant de plus grands moyens d’investigation et rognant encore un peu plus nos libertés fondamentales ? Les IMSI-catchers ne sont-ils pas une remise en cause du secret des correspondances ? Cette logique d’état d’urgence est en train de dépasser ceux qui ont décidé d’y avoir recours, car ils en sont désormais prisonniers :
• Faut-il en sortir, au risque d’un attentat et d’être désignés par une partie du spectre politique et de la société civile comme les responsables (ceux qui pensent que l’État peut prévenir efficacement de tous les attentats) ?
• Ou au contraire s’y maintenir, et alors entrer dans une logique du » tout sécuritaire » et donner de la matière à un(e) candidat(e) à la prochaine élection présidentielle qui décidera de faire campagne – en grande partie – sur cette thématique ? Les récupérations politiques commencent déjà ce sujet, NKM ayant, par exemple,déposé un amendement dans le cadre de la loi numérique pour que la police judiciaire ait accès aux clés de chiffrement.
Notre gouvernement est entré dans une logique de « guerre totale », pour reprendre les mots de notre premier ministre, contre un ennemi insaisissable. Je faisais dans mon dernier article sur ce sujet un parallèle avec l’œuvre de G. Orwell 1984, par rapport à cette volonté affichée d’augmenter la surveillance de masse. Sauf qu’il est impossible, in fine, d’éviter tous les attentats. Ceci était prévisible, et a d’ailleurs été évoqué dans cet excellent article de H16 en avril 2015.
C’est la liberté : bien si grand et si doux que dès qu’elle est perdue tous les maux s’ensuivent, et que, sans elle, tous les autres biens, corrompus par la servitude, perdent entièrement leur goût et leur saveur.
Étienne de La Boétie
voronmir
http://fr.novopress.info/197647/etat-durgence-rien-cacher-rien-craindre/#more-197647