Politiquement, il ne variera pas. Quand il mourra sous la IIIème République, il sera aussi royaliste qu’au temps où, jeunes écoliers, son frère jumeau Anatole et lui refusaient au Champ de Mars, malgré les sommations de leurs petits camarades. De crier : « Vive l’Empereur ! » La chute du trône de Charles X avait affligé son esprit autant que son cœur. Son attachement privé et public à la dynastie des Bourbons ne lui permettait pas de prêter serment à la monarchie de Juillet ; il renonça à la magistrature et à la diplomatie. Heureuse intransigeance, qui le rendait libre pour une longue carrière dans la bienfaisance !
Armand de Melun (1807-1877)
Armand de Melun ne sera jamais un théoricien. Ses contacts quotidiens avec le malheur lui serviront de maîtres ès-sciences politiques. Il y découvrira la question sociale, mais se préoccupera moins de lui donner une réponse générale et doctrinale que de lui trouver des solutions fragmentaires concrètes.
Il conte avec humour – car il a de l’esprit, et du meilleur – qu’il fut mandé un jour, dès potron-minet, par le R.P. Gratry qui lui déclara : « Mon ami, j’ai eu envie de vous appeler cette nuit à deux heures. Je venais enfin de trouver la vraie solution du problème social. Il s’agit simplement de bâtir, autour des usines et des ateliers, des maisons d’ouvriers, avec facilité pour ceux-ci d’en devenir petit à petit propriétaires. »
Du moment où il fallait construire, il était naturel que l’on songeât à lui. Et il restera tel toute sa vie. Un an avant sa mort, un incendie dévorera en entier le village de Bouvelinghem dont il est maire depuis 1865 et où il a bâti l’église, le presbytère et l’école. Il se fera frère quêteur pour ses administrés et, tandis qu’il habite lui-même une maisonnette de bois toute délabrée, il reconstruira pour chaque famille une maison flanquée de sa grange et de son étable.
Son activité est prodigieuse. Pendant un demi-siècle, on le trouvera mêlé, comme fondateur ou comme animateur, à toutes les œuvres, à tous les mouvements, à tous les groupements, durables ou éphémères, qui ont pour objet la bienfaisance privée ou publique, ou l’amélioration de la condition des classes laborieuses.
Certes, son horizon ne sera pas bouché par les seules misères individuelles qu’il visite et soulage directement ; il découvre vite lui aussi, à côté de la pauvreté accidentelle, le paupérisme que l’industrialisation entretient comme un chancre dévorant. Et cela le conduira à réclamer d’abord la suppression du délit de coalition afin que l’association ouvrière soit possible, puis à souhaiter la création de Chambres syndicales mixtes, et enfin de Chambres ouvrières et patronales séparées.
« Il faudra tôt ou tard, écrira-t-il un jour, en revenir à ces vieilles corporations qui se chargeaient d’avoir du bon sens, de la prudence et de la moralité pour tous les membres. » Lorsqu’une réforme lui apparaît à la fois souhaitable et possible, il en adopte l’idée, sans se soucier de savoir si elle emportera ou non avec elle l’approbation de ses amis : il se déclarera ainsi partisan de la participation de tous les producteurs aux bénéfices de l’entreprise un siècle avant que cela ne devienne la marque d’un esprit avancé.
Mais, depuis le jour où Sœur Rosalie l’aura envoyé visiter les pauvres, il préfèrera toujours l’action à la doctrine : Pendant quarante ans, il ne se rencontrera pas une œuvre de bienfaisance à laquelle le nom d’Armand de Melun ne soit attaché à titre actif.
D’abord, évidemment, les Conférences Saint-Vincent-de-Paul ; comme simple confrère dès 1838, comme membre du Conseil Général de la Société à partir de 1841.
En 1839, il prend en mains la Société des Amis de l’Enfance, qui est destinée aux apprentis et aux jeunes ouvriers. Ce sera le premier patronage, ce mot ayant alors le sens plein qu’il a perdu depuis. Il ne s’agit pas seulement d’une œuvre réunissant dans une atmosphère saine, soit le dimanche, soit en semaine aux heures de loisir, des enfants qui, sans cela, seraient laissés aux hasards de la rue ; le patronage – et cette idée dominera toutes les réalisations qui tenteront l’activité de Melun -, c’est plus que cela : c’est le devoir social qu’ont les classes élevées de travailler à l’amélioration du sort des classes populaires en fraternisant avec elles et en leur servant de conseil et d’appui. Armand de Melun a fait sienne avant la lettre la noble et juste définition que Le Play donnera des classes supérieurs :
«Classes supérieures : celles qui doivent leur dévouement aux classes inférieures ».
Les Amis de l’Enfance ont été d’abord confiés à la société de Saint-Vincent-de-Paul. Mais Armand de Melun se rend compte bientôt que la Société n’est pas à même de donner à cette œuvre les cadres permanents qu’elle exige. On se sépare à l’amiable, et, en 1843, Melun demande aux Frères des Ecoles Chrétiennes de l’assister dans l’Œuvre des Apprentis. C’est ainsi qu’avec l’aide totale de Frère Philippe, Supérieur Général des Frères, s’ouvriront en 1843 les patronages des Francs-Bourgeois et de la rue de Charonne, en 1844 ceux des quartiers Saint-Jacques et Saint-Marcel, en 1845 celui de la rue Saint-Lazare, en 1846 celui de la rue d’Argenteuil. En 1848, l’Œuvre des Apprentis groupera 1200 jeunes ouvriers. Le légitimiste Melun n’aura eu aucun scrupule à y intéresser les ministres du « roi citoyen» qui lui accorderont des subventions officielles allant jusqu’à 20.000 francs.
En 1838, il s’est occupé aussi de la Colonie Agricole du Mesnil-Saint-Firmin, dans l’Oise, consacrée à des orphelins ; de l’Œuvre de la Miséricorde, destinée à secourir les pauvres honteux ; de l’Œuvre de Saint-Nicolas de l’abbé de Bervanger.
En 1844, il rêve d’une sorte de confrérie de laïques se dévouant entièrement au service des pauvres. L’année suivante, Myonnet réalisera ce rêve en fondant les Frères de Saint-Vincent-de-Paul.
Homme de méthode, Melun est frappé par la nécessité de coordonner, en vue d’une action collective sur le plan social, d’innombrables efforts dispersés et qui s’ignorent.
En 1845, il fonde les Annales de la Charité qui serviront de lien entre tant d’œuvres diverses, et publieront des études sur « toutes les immenses questions que soulève l’exercice de la charité », et les principes qu’il y affirme d’entrée de jeu doivent fort scandaliser M. Guizot : « ... l’Etat peut seul atteindre l’ensemble des misères et améliorer d’une façon permanente et générale le sort de ceux qui souffrent. » Il faut « ériger en justice générale ce qui n’était que charité partielle ».
Un an plus, tard, il crée la Société d’Economie Charitable ayant pour but exclusif l’étude et la discussion de toutes les questions qui intéressent les classes pauvres.
A la suite du Congrès Pénitentiaire International qui se tient à Bruxelles en 1847, Melun propose la création d’une Société Internationale de Charité où seraient mis en commun les efforts, les expériences et les lumières, pour l’amélioration morale et physique des classes laborieuses et souffrantes de tous les pays. La Révolution de 1848 ruinera les amorces de cette œuvre, mais l’idée en sera reprise en 1853 avec les Congrès Internationaux.
Depuis 1840, Melun s’occupe de la Société Saint François-Xavier qui est à la fois une œuvre d’évangélisation ouvrière et une société de secours mutuel, dans le cadre paroissial. Les réunions mensuelles ont lieu dans les églises ; des orateurs laïques et ecclésiastiques y prennent la parole. Moyennant une cotisation mensuelle de 50 centimes, on a droit aussi à dix sous par jour de maladie, si elle se prolonge au-delà de sept jours.
En 1844, la Société de Saint-François-Xavier comptera 10.000 membres.
C’est cette même année que Melun fonde l’Œuvre des Familles qui absorbera en 1848 les Fraternités dont il a eu l’idée au lendemain de février 1848 et qu’il a recommandées à la protection de Lamartine d’abord, puis de Ledru-Rollin. Le principe est toujours celui du « patronage » au nom de la fraternité chrétienne ; au lieu qu’un visiteur charitable s’occupe de plusieurs familles malheureuses, pourquoi dix associés n’adopteraient-ils pas un foyer pauvre, pour constituer avec celui-ci une Famille ? Cent Familles réunies formeront une Fraternité ; cent Fraternités une Communauté. Mais les désordres de l’année 1848 seront peu propices à la réalisation de cette charité décimale. « L’Œuvre des Fraternités, écrira Melun plus tard, avait un péché originel ; elle était née avec la République et lui avait emprunté son nom ; elle devait périr avec elle, au moins dans sa vitalité et dans son expansion ». Cependant, le nom et l’idée se retrouveront de nos jours dans l’une des modalités de l’apostolat des Petites-Sœurs de l’Assomption.
A cette époque se place l’activité parlementaire d’Armand de Melun. Au lendemain de la Révolution de 1848, il espère un instant que l’état des esprits va amener le législateur à s’occuper sérieusement des misères sociales, et, en avril, il est candidat à Paris, aux côtés de Lacordaire, - qui sera finalement élu à Marseille sur la liste légitimiste ! - du socialiste chrétien Buchez. Du provençal Agricol Perdiguier, bien connu dans le compagnonnage sous le sobriquet d’Avignonnais-la-Vertu, du vicomte de Cormenin, etc … Il ne sera pas élu, et les journées de mai et de juin auront vite balayé ses illusions. «Il a suffi qu’il (le socialisme) se montrât dans sa nudité pour arrêter la révolution sur la pente des améliorations qu’elle annonçait et qu’elle doit poursuivre sous peine de mort ».
Mais chez Melun, l’optimisme n’est pas nécessaire à l’action : on doit toujours entreprendre ! Lamartine se révèle impuissant. Melun demande à Arnaud de l’Ariège d’essayer d’obtenir de Cavaignac la création d’une «Commission extra-parlementaire pour le développement des institutions de prévoyance et de secours ». Ce sera Dufaure qui la constituera à la fin de l’année, et cette Commission comprendra presque uniquement, autour de Melun, des membres de la Société d’Economie Charitable. Elle élaborera un projet de loi sur l’assistance publique, que la Constituante n’aura pas le temps de discuter.
Aux élections de 1849, Armand de Melun est élu en llle-et-Vilaine tandis que son frère Anatole, son ombre jumelle, discrète et agissante, devient député du Nord. Il n’aura plus besoin de truchement pour porter ses idées et ses projets à la tribune de cette Assemblée à majorité conservatrice.
Il propose d’abord – et obtient – la création de la Commission dont il rêvait et qui sera chargée de préparer des lois sociales. Elle est présidée par Mgr Parisis, et Melun en est le secrétaire. Mais la majorité en sera manœuvrée par Thiers dont le libéralisme économique s’accommode mal de la philanthropie d’Etat ; pour lui, la bienfaisance ne doit être qu’individuelle. C’était également l’avis de Mgr Parisis, et Montalembert tenait, lui aussi, qu’il n’y avait « de véritablement utile et fécond que la charité privée ». C’est l’échec. Mais Dufaure revient à l’Intérieur, et, d’accord avec Melun, reprend son projet d’une loi d’ensemble sur l’assistance publique. Le coup d’Etat du 2 décembre 1851 emporta le projet et l’Assemblée. Mais, d’autres lois furent votées, qui témoignent de l’activité inlassable du représentant des royalistes d’Ille-etl-Vilaine. Il interviendra avec succès pour l’adoption de toute une série de textes visant des problèmes sociaux :
- loi du 12 août 1850 sur l’éducation et le patronage des jeunes détenus ;
- loi du 22 avril 1850 sur les logements insalubres, déposée par son frère Anatole ;
- loi du 18 juin 1850 sur la Caisse des Retraites,
- et loi du 15 juillet 1850 sur les Sociétés de secours ; mutuel, rapportées toutes les deux par son ami Benoist d’Azy ;
- loi du 12 janvier 1851 sur l’assistance judiciaire ;
- loi du 22 février 1851 sur les contrats d’apprentissage, concertée dès 1849 avec son ami Falloux ;
- loi sur les Monts-de-Piété.
Après le coup d’Etat qui met fin à la Législative, Melun continuera sans s’émouvoir sa carrière d’homme de bien.
Son hostilité au régime napoléonien ne l’empêchera pas d’aller dîner chez le Prince-Président le 17 mars 1852, avec Mgr Sibour puisqu’il s’agit de discuter, à l’heure du cigare, sur l’extension de la mutualité à travers toute la France. Melun refuse en souriant la candidature officielle que lui offre son voisin de table, Persigny, mais accepte aussi simplement de travailler avec Rouher, président du Conseil d’Etat, à la rédaction du décret-loi organique du 28 mars 1852 qui prévoit la création de Sociétés de secours mutuel dans toutes les communes dont le Conseil Municipal le désirera.
Armand de Melun est nommé rapporteur de la Commission Supérieure de dix membres, chargée d’encourager et de surveiller ces Sociétés. Son influence visera, pendant dix-huit ans à placer la Mutualité dans un cadre chrétien (la plupart des Sociétés ont une fête patronale), à combattre – avec succès – les tendances étatistes au sein de ce mouvement, et à ne pas laisser dévier le mutualisme vers des opérations commerciales sous le couvert de coopératives de consommation. Quand Jules Favre supprimera, le 19 octobre 1870 la Commission Supérieure de la Mutualité, les sociétés de secours mutuels, qui étaient en 1852 au nombre de 2.438 avec 271.077 sociétaires, seront au nombre de 6.139 et grouperont 913.633 membres.
Bien entendu, la Mutualité n’aura pas, et de loin, absorbé sous le Second Empire, l’activité inlassable d’Armand de Melun.
En 1851, l’Œuvre des Apprentis s’étend aux jeunes filles et devient l’Œuvre des apprentis et jeunes ouvrières ; en 1867, elle groupera 9.000 apprenties.
En 1855, l’Exposition Universelle lui suggère l’idée d’une Galerie d’Economie Domestique où seront exposés les objets bon marché nécessaires à un ménage ouvrier.
En 1860, il fonde les Annales de la Charité qui deviendront la Revue d’Economie Chrétienne, puis le Contemporain, et ranime le Messager de la Charité qu’il rachète à son fondateur.
En 1861, il crée la Société Catholique pour L’amélioration et l’encouragement des publications populaires, pour laquelle, en 1869, Mgr Mermillod viendra faire à Sainte-Clotilde, un sermon de charité, dont les hardiesses sociales feront sursauter au banc d’œuvre les vénérables marguilliers du faubourg Saint-Germain.
En 1863, il présidera à son tour la Société d’Economie Sociale dont Le Play est le fondateur et le secrétaire général.
En 1864, nous le trouvons à la fondation de la S.B.M., section française de la Croix-Rouge.
En 1867, il s’occupe de la Société d’Education et d’Enseignement qui deviendra, sous la IIIème République, un véritable ministère des écoles libres.
1870. La guerre. Melun s’occupera de l’organisation des ambulances et de l’aumônerie militaire.
1871. La Commune. Ce sont d’autres malheureux qu’il faut secourir. Et le vicomte Armand de Melun catholique et royaliste, fonde l’Œuvre des Orphelins de la Commune !
En 1872, Albert de Mun l’invite à entrer au Comité de l’Œuvre des Cercles Catholiques d’Ouvriers, afin que Melun soit associé à ses premiers efforts.
En 1874, il ne pense pas qu’il soit au-dessous de son rang de s’occuper de l’Œuvre des Fournaux Economiques, et, en 1875, il patronnera l’Œuvre du Vénérable de la Salle.
Quand il mourra, le 24 juin 1877, l’âme de Sœur Rosalie pourra se réjouir : aucun de ses élèves n’aura mieux retenu ses leçons, nul n’aura mieux enrichi de sa foi chrétienne le « res sacra miser » du païen Sénèque.
Quarante années entièrement vouées aux œuvres charitables par ce gentilhomme à qui sa position sociale, sa naissance, son esprit, promettaient tous les succès mondains, cela mérite bien qu’on évoque à son propos les noms de Vincent-de-Paul et de François d’Assise et qu’on lui accorde le reflet de leurs vertus, comme l’a fait M. Ernest Seillière dans le livre qu’il a consacré au Cœur et à la Raison de Madame Swetchine.
Et cependant, combien de jeunes Français connaissent seulement le nom du Vicomte Armand de Melun ? Parmi les militants les plus ardents de la démocratie chrétienne – qui se prétend seule héritière du catholicisme social -, combien savent grosso modo la part prépondérante qu’il prit pendant près d’un demi-siècle à l’action sociale catholique ?
La même école sociale, qui réclame l’honneur des autels pour l’âme de Frédéric Ozanam, a jeté aux oubliettes le souvenir de l’éminente et efficace charité d’Armand de Melun. Pourquoi ? Eh ! nous le répèterons encore et encore. Parce que Melun était demeuré à soixante-dix ans le royaliste qu’il était à sept ans … Non pas royaliste sentimental mais royaliste de raison, capable d’approuver le manifeste du comte de Chambord sur le drapeau blanc. Parce que, écrivait-il, « l’association de la légitimité et de la souveraineté nationale que l’on espérait réunir, pour que l’une fit accepter l’autre, n’aurait, je le crains, abouti qu’à l’explosion qui résulte inévitablement du mélange des substances qui s’excluent et se combattent ».
Et il est parfaitement possible aujourd’hui de laisser entendre aux jeunes catholiques de ce début du XXIème siècle, que l’on peut à la fois être partisan de la monarchie et s’intéresser du sort des déshérités de ce monde, à commencer par nos frères français.