L’affaire des arrêtés municipaux anti-burkini, dans le lourd contexte des attentats de Nice et de Saint-Étienne-du-Rouvray, est révélatrice d’un dérèglement profond de la société française et européenne, comme des institutions censées la structurer. Bien loin d’être anecdotique, cette affaire ne peut évidemment se réduire au simple débat stérile d’un port vestimentaire. Elle est foncièrement politique et, de plus, caractéristique d’un vice rédhibitoire affectant le droit comme la justice.
Dans un article publié dans Le Figaro (18 août), le sociologue québécois Mathieu Bock-Côté écrivait très justement que « la querelle du burkini [...] ne porte pas que sur un morceau de vêtement » ; de son point de vue, c’est « un des signes visibles d’une forme d’agressivité identitaire à l’endroit des sociétés occidentales » : « La question du burkini, autrement dit, révèle l’impensé culturel de nos sociétés. C’est ce que disait à sa manière Henri Guaino en soutenant qu’elle posait moins un problème à la laïcité au sens strict qu’un problème de civilisation. »
Pourrir la vie des gens
Dans un entretien accordé au même quotidien (26 août), la philosophe Catherine Kintzler se montre plus explicite : « Il ne suffit pas de ramener le port du “burkini” à un simple geste communautariste au sens social. Cela va bien plus loin et touche le domaine politique. [...] Une fois de plus, dans un contexte aggravé, on a affaire à une tentative de banalisation du totalitarisme islamiste. Ce burkini est très récent, personne ne s’y trompe – on se demande même ce que les islamo-totalitaires vont encore inventer pour pourrir la vie des gens. » En effet, seuls les aveugles volontaires se refusent obstinément à accepter de voir ce qu’ils voient. Une telle attitude emprunte à la fois au sectarisme idéologique le plus obtus comme à la tentative désespérée de tromper derechef le réel par une rhétorique aussi éculée qu’inefficiente.
Le Conseil d’État a tranché
Le Conseil d’État, par son ordonnance du 26 août, dans un juridisme éthéré propre à l’intégrisme normativiste et procédural en cours au Palais-Royal depuis une bonne quinzaine d’années, balaye d’un geste hautain l’argument retenu par les premiers juges fondé sur « l’émotion et les inquiétudes résultant des attentats terroristes, et notamment de celui commis à Nice le 14 juillet dernier » ; celles-ci « ne sauraient suffire à justifier légalement la mesure d’interdiction contestée », laquelle « a ainsi porté une atteinte grave et manifestement illégale aux libertés fondamentales que sont la liberté d’aller et venir, la liberté de conscience et la liberté personnelle ». Le style direct et assez inhabituel des attendus des juges du tribunal administratif de Nice, particulièrement circonstanciés et motivés , faisait encourir à leur ordonnance le risque avéré de la cassation. Qu’on en juge : « Dans ce contexte, le port d’un vêtement sur les plages pour y afficher, de façon ostentatoire, des convictions religieuses susceptibles d’être interprétées comme relevant de ce fondamentalisme religieux, est d’une part, non seulement de nature à porter atteinte aux convictions ou à l’absence de convictions religieuses des autres usagers de la plage, mais d’être ressenti par certains comme une défiance ou une provocation exacerbant les tensions ressenties par la population à la suite de la succession d’attentats islamistes subis en France. »
Ordre public contre laïcité
Surtout, les magistrats n’ont pas hésité à mettre l’accent sur le principal motif retenu par les édiles de Villeneuve-Loubet et de Cannes (et, par extension, bien qu’en dehors du champ de compétence de cette juridiction, de la quelque trentaine de communes ayant édicté le même type d’arrêtés), à savoir la préservation de l’ordre public qui, en droit public français, se conjugue traditionnellement en plusieurs modes : bon ordre, tranquillité, hygiène, sécurité, moralité et même dignité humaine. Il ne s’agit donc pas uniquement de sauvegarder le principe de laïcité qui, quoi qu’on dise aujourd’hui, se définit d’abord et avant tout comme la saine distinction du temporel et du spirituel, de l’État et de l’Église, du politique et du religieux, et non comme une égale coexistence des religions entre elles sous arbitrage prétendument “bienveillant” de l’État. De ce strict point de vue, en République, la laïcité ainsi entendue s’expose constamment au risque d’être immolée sur l’autel de l’opportunisme politique, son relativisme intrinsèque pouvant conduire l’État à privilégier telle ou telle chapelle selon les vents contraires de ses intérêts à court terme ou de ses caprices électoralistes. Le laïcisme républicain repose sur une conception rationaliste du droit naturel que Grotius formulait déjà en ces termes : « etiamsi daremus[...] non esse Deum » – suivre les règles comme si Dieu n’existait pas. Il s’ensuit une application viciée du droit comme un détournement de la justice idéalement arrimée à la satisfaction du bien commun. Le Conseil d’État se déconsidère chaque fois davantage quand il perd de vue, à dessein, ces gouvernails de l’utilité sociale. Comme le percevait le juriste Michel Villey, le but assigné « au droit et à l’État apparaît purement terrestre, purement mondain », sans déférence pour l’héritage ni souci de l’avenir.
Conserver l’ordre social
Sans qu’il fût nécessaire de légiférer sur cette question, à l’instar de la prohibition de la burqa dans l’espace public – ainsi que l’exhortait un Florian Philippot –, le traitement politique du burkini devait logiquement passer par une appréhension préalable des faits concrets à l’aune des circonstances locales. Ce que firent les juges niçois, conformément à une jurisprudence des plus classiques, forgée, pour l’essentiel, sous la République, la troisième du nom, la plus irréligieuse qui fût. Interdire le burkini sur la plage n’était pas une fin en soi, mais devait principalement tendre à conserver l’ordre social déjà passablement ébranlé par les attentats.
Libertés et justice
Arc-boutés à une vision hémiplégique et racornie du droit naturel, les juges du Conseil d’État se sont bornés à voir dans ces proscriptions municipales des atteintes aux « libertés », sans égard pour la justice proprement dite, laquelle commandait précisément, selon ce qu’écrivait Aristote dans ses Politiques, d’embrasser « l’ordre naturel des choses » et d’accorder à chacun son dû, pour le bien de la cité et non au bénéfice de quelques communautés, le droit n’existant exclusivement que dans les rapports entre citoyens. En exégète averti du Stagirite, Michel Villey expliquait que « l’observation de la nature est donc plus que l’observation des faits de la science moderne » ; « elle n’est pas neutre et passivement descriptive, elle implique le discernement actif des valeurs » (La Formation de la pensée juridique moderne, 2003). Il va de soi que ces “valeurs” sont tirées non d’une quelconque abstraction platonicienne (en terme plus contemporain, elles n’auraient rigoureusement rien de “républicaines”), mais d’une humble et patiente observation de la nature et, en particulier, celle de l’homme, animal politique fait pour vivre dans cet écosystème politique qu’est la cité. Les ferments de division d’icelle sont, dès lors, voués à être bannis ou, a minima, réduits au silence, attendu qu’« il y a des barbares » (au sens antique du terme) « que l’on voit ne pas parvenir au même degré d’épanouissement de la nature humaine, qu’atteignent au contraire les civilisés », observait encore Michel Villey.
Aristide Leucate
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