Les récentes manifestations, ou, plutôt, les dramatiques incidents qui se nouent en leur sein ou à leur périphérie, viennent nous rappeler, qu’aux côtés de la violence takfirî, existent d’autres formes d’engagements & de terrorisme urbain. À peu près aussi mal appréhendées & gérées par les pouvoirs publics.
Entrons dans le vif du sujet : quel regard portez-vous sur les groupes d’activistes type Black Bloc ?
Jacques Borde. D’un point de vue technique – je ne m’intéresse guère à leurs idées, désolé – il convient de leur reconnaître une technicité certaine des méthodes de guérilla urbaine. Ils sont très mobiles et réactifs. Et, parfaitement rodée depuis le temps face à un adversaire englué, lui, dans une stratégie et des tactiques dépassées à 99%.
Tant qu’ils ont affaire à des forces aux méthodes qui ont connu assez peu d’évolution, sauf en termes de protection des personnels, disons qu’ils gardent la main et l’avantage.
Adversaire ? À qui pensez-vous ?
Jacques Borde. Aux États, dont le nôtre pardi. Une guerre, quelle que puisse être son intensité, basse, moyenne ou haute, doit être appréhendée de manière dynamique.
Prenons un exemple : les forces américaines qui débarquent en Normandie en 1944 n’ont plus rien à voir avec celles qui ont eu à subir le choc de l’aéronavale japonaise le 7 décembre 1941. Grand Dieu, à part quelques aménagements cosmétiques, pourquoi nos États combattent-ils un adversaire selon une praxis élaborée dans les années 80 ?
Donc vous les prenez au sérieux ?
Jacques Borde. Il ne faut jamais sous-estimer qui que ce soit. Oui, je les prends au sérieux. D’autant que les des Black Blocs, eux, n’ont jamais cessé d’évoluer et de progresser tactiquement. La question est, plutôt, de savoir, si les pouvoirs publics, eux, en font autant.
Quelles sont leurs limites ?
Jacques Borde. Les des Black Blocs ? Pour l’instant, ceux auxquels nos forces de sécurité ont affaire semblent surtout être familiers, de par leurs confrontations, de nos polices européennes. Donc, des forces de l’ordre :
1- assez bridés dans leurs praxis opérationnelles ;
2- utilisant les mêmes méthodes depuis des années.
Donc, rien ne dit qu’ils garderaient, je parle des Black Blocs bien sûr, leur avance tactique face à des forces de l’ordre montant en gamme. Mais, ce qui n’est pas pour demain.
Donc, ils sont efficaces, selon vous ?
Jacques Borde. Dans le cadre actuel du maintien de l’ordre, tel que pratiqué dans la plupart des pays occidentaux, oui. Très efficaces même.
Mais vous noterez que cette efficacité est quasi nulle dans certains États nord-américains où, depuis peu, la police réagit très vite et, est elle-même très mobile. Et où toute menace majeure peut déboucher sur la mise en œuvre d’armes à feu parfaitement létales.
Idem en Israël. Où, notamment, la Mishmar Ha’Gvul (MA’GAV, police des frontières israélienne) intervient avec des méthodes beaucoup plus musclées.
Sans parler d’un Renseignement intérieur prompt à étouffer les menaces dans l’œuf.
Mais c’est une forme de violence récente ?
Jacques Borde. Pas du tout, en fait. Ses origines remontent aux Autonomes de Berlin-Ouest au début des années 1980.
Quant au terme de Black Bloc lui même, il nous vient de la Stasi1 est-allemande qui surnommait ainsi les groupes d’anarchistes ou d’autonomes, cagoulés et vêtus de noir. La Stasi a disparu. Pas les Black Blocs…
Le Black Bloc gagnera en notoriété au fil des ans :
1- manifestations contre la 1ère Guerre du Golfe (1991) ;
2- 1999, Contre-sommet de l’OMC à Seattle ;
3- manifestations contre les G8 à Gênes en juillet 2001 ;
4- Évian en 2003 ;
5- Heiligendamm en 2007 ;
6- Contre-sommet de l’OTAN à Strasbourg en avril 2009.
Donc difficile de prétendre qu’on a affaire à quelque chose qui nous surprenne vraiment.
Récemment, il y a eu des reproches assez sévères adressées au ministère de l’Intérieur ?
Jacques Borde. En France, oui, effectivement. Des CRS ont fait plusieurs reproches à leur hiérarchie :
1- le fait que cette hiérarchie ne soit guère présente à leur côté. En première ligne je veux dire ;
2- des ordres d’encaisser sans bouger et de laisser faire jusqu’à l’absurde. Certains parlant même de mise en danger de la vie des personnels engagés sur le terrain ;
3- l’interdiction de recourir à des armes comme les lance-grenades de 40 mm ;
Je vous vois soupirer…
Jacques Borde. Oui, pour deux raisons :
Primo. Ces reproches reflètent une bonne part de la réalité. Mais vous savez, je connais aussi des officiers qui savent être très prêts de leurs hommes. Évitons donc de généraliser.
Secundo. Une arme n’est jamais la panacée. Le 40 mm, pas plus que les autres. Certes, cette arme extrêmement précise entre les mains de personnels entraînés est une solution. Mais, elle peut aussi faire de gros dégâts. Et, surtout, son usage ne prendra tout son sens qu’associé à de nouvelles tactiques et de nouvelles règles d’engagement. Donc, pas demain la veille…
Que voulez-vous dire ?
Jacques Borde. Que, dans le cadre politique actuel, nos forces sur le terrain (CRS, Gendarmerie mobile, etc. peu importe) resteront cet élément entre le marteau et l’enclume sur lequel se défaussent ad aeternam les pouvoirs publics. Pas de vagues et, surtout, pas de victimes de l’autre côté ! C’est que ce l’on appelle le syndrome Malik Oussekine…
C’est-à-dire ?
Jacques Borde. Le 6 décembre 1986 à Paris, en marge d’une manifestation étudiante contre le projet de réforme universitaire Devaquet, Malik Oussekine, étudiant franco-algérien à l’École supérieure des professions immobilières (ESPI), souffrant d’une sévère insuffisance rénale, décède après avoir été rattrapé et roué de coups par des Voltigeurs…
Voltigeurs ?
Jacques Borde. Des policiers montés à deux sur une moto tout-terrain, l’un armé d’un bidule, grande matraque de bois dur, qui ont comme mission de « nettoyer » les rues après les manifestations. Ce corps de police fut dissous à la suite de l’affaire.
Une triste affaire qui résume bien les aléas du maintien de l’ordre…
Que faut-il faire ?
Jacques Borde. Il n’existe jamais de solution miracle. J’ai moi-même un passé étudiant. Le Bidule je connais ! Et de près. Rattrapé et neutralisé (sic), vous vous mettez en boule et attendez que ça passe. En règle générale, vous avez des bleus pour une bonne semaine. Bien répartis par un pro, cela vous laisse des courbatures qui vous tiennent à l’écart des manifs un certain temps. Malik Oussekine n’a pas eu de chance. Mais il est évident que les Voltigeurs n’avaient absolument pas d’intention homicide à son égard.
Les 40 mm c’est un peu la même chose. L’arme est précise mais : le stress, une mauvaise visée, un coup de doigt, comme disent les tireurs, et vous pouvez basculer dans le drame…
Et que fait-on, alors ?
Jacques Borde. C’est bien là le hic : rien ! C’est ce que disait, en 2016, le lieutenant-colonel Stéphane Bras2, « En évitant le contact physique on évite les blessés du côté des forces de l’ordre et des manifestants, ça reste le principe majeur ».
Le problème c’est qu’aujourd’hui, on a, d’un côté, :
1- des Black Blocs, parfaitement organisés, qui cherchent un affrontement dont ils connaissent parfaitement les codes et les limites imposées aux forces de l’ordre.
2- un État qui ne se résout pas à l’emploi de nouvelles praxis : le fameux syndrome Malik Oussekine.
Et, au bout du bout, des policiers, des gendarmes et des CRS que l’on préfère voir encaisser des coup de plus en plus rudes. Quitte à être brûlés vifs.
En un mot, comme en cent : bienvenue en Absurdie…
Notes
1 Ou Ministerium für Staatssicherheit (MfS, ministère de la Sécurité d’État, dit Stasi (abréviation de Staatssicherheit) ?
2 À la tête du Centre de Saint-Astier dédié à la formation des Gendarmes mobiles.