Laurent Bouvet, professeur de Science politique à l'Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, déclare au Figarovox :
"[...] On ne dispose pas de beaucoup d'éléments sur ceux qui sont en cause dans le procès actuel hors les enquêtes des journalistes, mais de manière plus générale, les études faites sur les groupes radicaux d'extrême-gauche ces dernières années montrent que ce sont surtout des jeunes issus de la petite bourgeoisie déclassée(i.e. dont le niveau d'études est supérieur aux emplois occupés) qui les alimentent en militants. On y trouve peu ou pas de jeunes issus des catégories populaires. La question qui se pose, et qui est malheureusement peu ou mal traitée par les sciences sociales, est celle de leur motivation idéologique, de la construction de leur vision du monde, de ce qui les conduit à s'engager ainsi dans des groupes prêts à la violence. La réduction par la sociologie contemporaine de toute explication des faits sociaux (et politiques…) à la question sociale rend opaque le processus à l'oeuvre chez ces militants. Car une fois que l'on a expliqué qu'ils se rebellent contre un système qui les rejette (parce qu'il ne leur «offre» pas l'emploi espéré ou souhaité notamment), on a du mal à comprendre pourquoi certains, très peu nombreux, choisissent cette voie militante en enrobant leur engagement d'un discours révolutionnaire ou anarchisant forgé à une autre époque - dont le moins que l'on puisse dire est qu'ils sont bien incapables de le renouveler ou même de l'actualiser. On est là devant une difficulté plus large: celle des sciences sociales, en particulier de la science politique, à saisir la réalité de ce qui est à l'œuvre dans notre société, du fait du refus ou du rejet dans cette discipline de certains outils d'analyse. C'est valable pour l'extrême-gauche comme pour l'islamisme par exemple.
Geoffroy de Lagasnerie a publié dans Libération, un texte en défense des agresseurs. Cela signifie-t-il que l'idéologie de ces groupuscules se diffuse au-delà du petit cercle des militants? Que cela dit-il de la gauche aujourd'hui?
Classiquement, à côté des militants actifs de cette extrême-gauche violente, on trouve un ensemble de gens qui les soutiennent ou du moins qui prétendent le faire, tranquillement installés derrière leur ordinateur. Je dis «classiquement» car ça a toujours été le cas. Le romantisme révolutionnaire, surtout lorsqu'il est assorti d'une violence dont ils sont strictement incapables, a toujours été très prisé chez certains intellectuels. Au-delà, on peut constater aussi que ces militants ont des soutiens, plus ou moins affirmés, dans la gauche politique, syndicale, associative, dans la presse aussi. C'est là le signe d'un délitement préoccupant à gauche, à la fois d'une grande paresse intellectuelle et d'un éloignement de la réalité. On peut paraphraser Lénine en disant cette inclination pour le gauchisme est la maladie infantile de la gauche. Pour ce qui est des intellectuels, celui que vous citez est emblématique. On peut même dire qu'il fait profession de gauchisme, en intervenant systématiquement dans ce sens depuis quelques années. Mais au-delà de ce cas exemplaire, il est indispensable de comprendre le mécanisme de fascination du gauchisme qui s'exerce sur une grande partie de la gauche. L'appel permanent à la «révolution», l'usage légitimé de la violence contre le «système», la dénonciation de toute pensée non conforme, la disqualification de tout adversaire politique accusé d'être d'extrême-droite, etc., tout cela est très répandu, bien au-delà des groupuscules dont il est ici question. Comme si, au sein de la gauche, existait un complexe vis-à-vis d'une avant-garde toujours plus à gauche, toujours plus proche d'une inaccessible vérité. On a à faire à une forme de platonisme.
Un exemple frappant de cette inclination en forme de complaisance pour le gauchisme était observable in vivo au moment de Nuit Debout. Pendant des semaines, des chercheurs, des journalistes, des politiques… nous ont expliqué que ce rassemblement de quelques centaines de personnes place de la République représentait un phénomène politique exceptionnel, qu'au cœur de Paris s'inventait une «nouvelle politique», que la gauche allait se régénérer et que le paysage politique allait en être bouleversé. Il s'agissait d'ailleurs souvent des mêmes qui défendent aujourd'hui les accusés du procès de la voiture de police incendiée! Des heures d'antenne et des pages entières de journaux ont ainsi été consacrées à décortiquer le moindre aspect de ce «phénomène» politique. On a su ce qu'on mangeait à Nuit Debout, la manière dont on votait la moindre des propositions dans les «assemblées citoyennes» réunies sur la place, les vêtements que portaient les militants les plus déterminés, etc. On a tout su. Résultat, pas grand-chose de neuf ni de vraiment intéressant, de l'aveu même d'un certain nombre des acteurs de ces semaines de «mobilisation». Et pendant ce temps, rien ou presque sur la constitution très rapide des grands mouvements politiques qui joueront un rôle essentiel dans la présidentielle, tout spécialement sur celui qui fera élire le nouveau président de la République. Si un quart seulement de l'énergie politologique, sociologique et médiatique qui a été consacrée à Nuit Debout avait été consacrée à En Marche, on comprendrait sans doute mieux ce qu'est la France politique aujourd'hui. C'est ça le problème de cette complaisance très générale pour le gauchisme. [...]"