La sucette est l’appellation d’un panneau publicitaire monté sur pied, de petit format, généralement lumineux et déroulant, qui a envahi les espaces urbains.
Cet objet a deux faces. Le versant éclairé et mobile est dédié à la publicité. Le versant caché, fixe et sans lumière, aux informations municipales. Nous constatons déjà que les mairies affichent sans complexe dans leurs villes la véritable hiérarchie des pouvoirs, à savoir que les grandes marques supplantent la démocratie.
La sucette qui, grâce à sa jambe unique, surgit n’importe où, est un objet aérien. Elle apparaît sans lien avec l’environnement. Sa présence interrompt les lignes du paysage.
Cette vocation de rupture se confirme dans ses mouvements saccadés. La lecture de la publicité est coupée par le mouvement qui remplace l’annonce par une autre. La cadence du changement empêche toute lecture paisible. Chaque publicité vient s’imposer comme une intruse à l’intérieur même de l’espace publicitaire. Ce permanent « pousse-toi que je prenne la place » peut illustrer la tension de la concurrence. La guerre économique serait si impitoyable que chaque marque ne disposerait que de quelques secondes pour tenter d’imposer son message.
Les mouvements brutaux des images dans la rue, associés à leur luminosité, dérangent, perturbent la vision globale du paysage et la tranquillité de la conscience du sujet. Il y a encore interruption.
Même la pub part en sucette
Les sucettes, éparpillées un peu partout dans l’espace public, ont une vocation de discontinuité. Que ce soit la vision panoramique, la tranquillité intérieure ou la lecture de l’affiche, tout est pareillement brisé. La publicité, qui ne respecte rien, ne se respecte même pas elle-même, à l’exemple d’un pervers qui se dégrade autant qu’il dégrade les autres.
Cette culture de l’irrespect est parfaitement habillée. La sucette est bien finalisée, avec des angles doux, une économie de formes, des matériaux lisses et brillants, à la manière d’un discours politiquement correct qui masque, sous des aspects polis et ronds, la malignité de ses intentions.
Le mécanisme de frustration qui enlève au lecteur le message même qui voudrait le piéger montre que les publicitaires ont pris le pouvoir sur les multinationales. Ils dépossèdent aussi bien l’usager que la grande marque. Par cette frustration, ils entretiennent, bien sûr, le manque qui fait consommer et servent, globalement, l’intérêt des grandes marques. Mais ils soumettent également les grandes marques, assujetties à leur dispositif diabolique, elles-mêmes brisées dans leurs vantardises par cette discontinuité automatique.
L’invention de la télécommande a permis au téléspectateur de zapper les publicités. Cette innovation a engendré la chute de la télévision de qualité, qui a dégradé ses émissions dans la terreur du changement de chaîne. Ce sont maintenant les publicitaires qui imposent à l’usager et aux marques leur propre zapping.
La sucette est un appareil électrique très simple, doté de néons et de rouages, mais dont l’apparence évoque un objet technologique sophistiqué, associant la consommation au progrès matériel.
Que pourrait nous confier la sucette si elle nous parlait sincèrement ? « Je suis l’objet de la rupture. Je brise la vision du paysage comme la lecture de la publicité. Je montre du rêve émietté, interrompu de réveils brutaux. Blasphémant à la fois la réalité et le rêve, je suis un pur parasite, inutile et offensant. Je me nourris à la fois des multinationales et des consommateurs, des bourreaux et des victimes. »
La Décroissance N°108
La Décroissance N°108