Par Rémi Hugues
Dans le cadre de la sortie de son ouvrage Mai 68 contre lui-même, Rémi Hugues a rédigé pour Lafautearousseau une série dʼarticles qui seront publiés tout au long du mois de mai.
Parmi les nombreux slogans de Mai 68, « Avant-garde chien de garde » est probablement celui qui est le plus directement anti-léniniste. Lénine, le chef de la Révolution dʼOctobre, avait révisé l’impératif de Marx d’après lequel la révolution doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes en mettant en avant le rôle du Parti comme « avant-garde de la classe ouvrière », au fond comme groupe messianique du prolétariat-Messie collectif ayant la charge de réaliser l’Eden des temps futurs, la « société sans classes »[1].
Quelle avant-garde pour les masses ?
Lénine, il faut le souligner, considérait que « les juifs […] font d’excellents révolutionnaires de par leur obstination et leur fanatisme... C’est là (dans le monde civilisé) que les caractères éminents et universellement progressistes de la culture juive, son internationalisme, sa réceptivité aux mouvements avancés de l’époque, se sont clairement manifestés. Le pourcentage des juifs dans les mouvements démocratiques et prolétariens est partout supérieur au pourcentage des juifs dans la population. »[2]
LʼArmée rouge, qui assura sa pérennité au nouveau régime bolchevique, fut d’ailleurs fondée par un juif, Trotsky. Elle était, selon l’historien Yuri Slezkine, « la seule force qui régissait sérieusement et de façon consistante contre les pogroms antisémites, et la seule à être dirigée par un juif. Trotsky n’était pas simplement un général ou même un prophète : il était l’incarnation vivante de la violence rédemptrice, le glaive de la justice révolutionnaire et, simultanément, Lev Davydovitch Bronstein, ancien élève du heder de Schufer, à Gromoklei, province de Kherson. Les autres leaders bolchéviques les plus proches de Lénine pendant la guerre civile étaient Grigoriy Evseïévitch Zinoviev (Ovseï Gershon Aaronovitch Radomylski), Lev Borissovitch Kamenev (Rosenfeld) et Iakov Mikhaïlovitch Swerdlov (Iankel Solomon) »[3].
L’universitaire américain signale en outre dans le même ouvrage qu’« il y avait beaucoup de fils de rabbin dans lʼArmée rouge. Ils combattaient contre les traditions arriérées et contre le capitalisme moderne, contre leur propre ʽʽnationalité chimériqueʼʼ et contre les fondations mêmes du vieux monde »[4].
Ce qui d’ailleurs ne plaisait guère à Chaim Weizmann, le grand sherpa du sionisme qui en 1948 devint le premier président de l’État d’Israël. En 1903, effectivement, il s’en plaint dans une lettre : « En Europe de l’Ouest, on suppose généralement que l’ample majorité de la jeunesse juive de Russie est dans le camp sioniste. Malheureusement, c’est le contraire qui est vrai. La majeure partie de la jeune génération actuelle est antisioniste, non pas par désir d’assimilation, comme en Europe de l’Ouest, mais par conviction révolutionnaire. […] Il ne s’agit pas nécessairement de jeunes d’origine prolétarienne ; nombre d’entre eux viennent aussi de familles aisées, et, soit, dit en passant, il n’est pas rare qu’ils viennent de familles sionistes. Presque tous les étudiants appartiennent au camp révolutionnaire […]. C’est un spectacle terrible, dont la réalité échappe manifestement aux sionistes ouest-européens, que de voir la majeure partie de notre jeunesse – et certainement pas la pire – s’offrir comme candidats au sacrifice comme sous l’effet d’une fièvre. […] Le plus triste et le plus regrettable, c’est qu’alors même que ce mouvement mobilise une telle quantité d’énergie et d’héroïsme juifs et qu’il puise ses recrues essentiellement au sein de la communauté juive, il manifeste à l’égard du nationalisme juif une attitude de franche antipathie, allant parfois jusqu’à la haine fanatique. Les enfants sont en révolte contre leurs parents. »[5]
Il est remarquable de voir à quel point les dernières lignes du propos de Weizmann résonnent avec le point de départ de la crise de mai-juin 1968, où la jeune génération – les enfants – se soulevèrent contre la vieille – les parents –.
La thèse d’Annie Kriegel qui met en lumière la prééminence juive à l’intérieur du gauchisme, a pour conséquence de suggérer que les différents leaders de Mai étaient reliés entre eux par un point commun autre que le goût pour la révolution communiste. Ils furent l’avant-garde, pour reprendre l’expression de l’ancien Premier ministre Manuel Valls, non de la République, mais du Capital, qui par nature est transnational, apatride. (Dossier à suivre)
[1] Plus exactement, Lénine avait poursuivi plus avant l’intuition du Marx observateur de la Commune de Paris, qui avait identifié comme cause principale de la défaite des ouvriers l’inexistence d’un parti organisé à même de mettre au point une logistique révolutionnaire suffisamment puissante pour permettre la victoire du prolétariat.
[2] Lénine, Remarques critiques sur la Question nationale (1913), cité par Paul Lendvai, L’antisémitisme sans juifs, Paris, Arthème Fayard, 1971, p. 9.
[3] Yuri Slezkine, Le Siècle juif, Paris, La Découverte, 2009, p. 185.
[4] Ibid., p. 186.
[5] Cité par ibid., p. 165-166.
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