L’abandon des Kurdes par les Américains, et donc les Occidentaux, puisque aucun allié n’est capable de se maintenir sur place sans leur soutien paraît scandaleuse : elle est d’une ingratitude absolue envers les combattants qui ont d’abord résisté aux islamistes d’Al Qaïda puis à ceux de l’EI et ont fourni les troupes victorieuses de celui-ci. On se souvient de la résistance de Kobané en 2014-2015, puis de la libération de Sinjar, cette ville-martyr des Yézidis, enfin de la prise de Raqqa. Les milliers de morts kurdes ont compensé un engagement occidental, essentiellement matériel et logistique, après une longue période d’indécision. De plus, l’intention d’Erdogan est clairement de procéder à un nettoyage ethnique, en installant des Arabes dans des villages construits dans l’actuelle zone kurde. Soumis au feu de la critique de son propre parti républicain, Donald Trump menace maintenant la Turquie de représailles économiques et financières, mais paraît faire un peu n’importe quoi alors qu’à nouveau une procédure de destitution est engagée à son encontre, à la suite d’un échange avec le nouveau président ukrainien au cours duquel il aurait invité ce dernier à lui fournir des munitions contre l’un de ses concurrents démocrates.
Quelle est la logique de l’occupant de la Maison Blanche ? Elle existe et elle est simple : la politique intérieure est plus importante que l’extérieure. Ne pas exposer des soldats américains loin de leur pays dans un conflit tribal qui ne les concerne en rien dans un pays où les intérêts nationaux ne sont pas engagés constitue le fond d’une doctrine qui table sur l’adhésion de l’Amérique profonde contre l’Etat profond de Washington. Que les Etats-Unis perdent leur crédit en abandonnant un allié ne lui semble pas si important : ce n’est pas la première fois, si l’on se souvient du Sud-Vietnam, ou du Shah d’Iran. Un tri logique s’effectuera en fonction des enjeux internes : Trump n’est pas prêt d’abandonner Israël.
De même, l’intervention turque est motivée par des considérations de politique intérieure. Reccep Tayyip Erdogan est très proche des Frères Musulmans. Au début de son règne, il y avait en lui du Calife ottoman, puisque jusqu’après la première guerre mondiale, le sultan ottoman était aussi commandeur des croyants. Les Frères Musulmans n’ont pas été étrangers aux « révolutions » ou guerres civiles que la naïveté occidentale a appelées « Printemps arabe » en croyant qu’elles allaient vers la démocratie alors qu’elles tendaient vers l’islamisme. La Turquie y a été impliquée, et notamment en soutenant les rebelles islamistes de Syrie à travers la frontière, tous les rebelles, y compris l’Etat islamique avec lequel un trafic a été organisé. En février 2016, lorsque les Kurdes avancent vers Tall Rifaat aux mains des djihadistes, l’artillerie turque pilonne les combattants de l’YPG ! Aujourd’hui l’armée d’Ankara réoccupe ces territoires libérés, et elle est accompagnée d’une milice « syrienne » qui, comme par hasard, se livre aux mêmes atrocités que les islamistes de l’EI, naguère. Mais, cette fois, Erdogan est moins islamiste que nationaliste : il est affaibli politiquement par des élections municipales qui ont donné les deux plus grandes villes aux kémalistes, et c’est sur le terrain du nationalisme qu’il entend reprendre l’avantage : les Kurdes lui en fournissent l’occasion.
Enfin, il y a la Russie, le seul pays dont la stratégie a été cohérente dans ce dossier. La Syrie est un allié. La Russie ne lâche pas ses alliés, et encore moins ceux dont le territoire fournit des bases indispensables au maintien du statut de puissance mondiale, même de second rang. Vladimir Poutine a engagé l’armée russe dans le conflit de façon déterminante et avec assez de prudence pour limiter le coût et les pertes. L’intervention turque lui offre une double opportunité : d’abord de jouer les médiateurs puisqu’il est le seul à parler à toutes les parties, et comme Raminagrobis, le mieux placé pour être le troisième qui tire parti du conflit entre les deux autres. Les YPG, vaguement marxistes, sont des vieilles connaissances des Russes et la Russie entretient désormais des relations cordiales avec la Turquie à travers le processus d’Astana : l’intervention turque et le lâchage américain permet à l’armée syrienne de venir au secours des Kurdes et de s’interposer le long de la frontière, en rétablissant de fait la souveraineté de Damas sur une nouvelle partie de son territoire. En visant cet objectif, Poutine est le seul à concilier l’intérêt de son pays, son image, et le droit international. Voilà qui est mieux que l’impuissance verbeuse des Européens, ensemble au Conseil de sécurité pour proposer une condamnation qu’ils n’obtiennent pas, mais divisés aussitôt après sur l’embargo sur les armements à destination de la Turquie !