Par François Stecher, correspondant en Allemagne de Polémia ♦ La nouvelle crise qui secoue l‘Allemagne depuis quelques jours, et qui menace une nouvelle fois d’emporter l’insubmersible Angela, est vraisemblablement incompréhensible pour beaucoup d’observateurs étrangers – et singulièrement pour les Français, habitués au centralisme démocratique parisien. Comment une élection régionale – c’est comme cela qu’elle est analysée en France – de surcroît dans un Land qui ne pèse pas spécialement lourd sur l’échiquier économique et politique allemand peut-elle ainsi conduire la présidente de la puissante CDU à renoncer à briguer l’héritage promis et à annoncer sa démission de la dite présidence, menaçant par ricochet la très résiliente chancelière ?
Pour comprendre le mécanisme infernal qui pourrait broyer la vieille union démocrate-chrétienne et mettre fin prématurément – ayant déjà à plusieurs reprises osé le pronostic, devrais-je dire le vœu, de cette fin prématurée, je prendrais ici quelques précautions, tant la bête est coriace, bourrelée qu’elle est de morale et des certitudes de la nouvelle foi – au quatrième et dernier mandat d’Angela Merkel, il faut faire un petit retour en arrière, et l’effort de considérer les effets et dommages collatéraux de la politique de la chancelière dans les Länder de l’Est.
Démocratie en Thuringe
Le 27 octobre dernier, les habitants de la Thuringe votaient pour élire leur parlement. Au soir de l’élection, il fallut constater – à regret pour le plus grand nombre – que les instituts de sondages ne s’étaient pas trompés : avec 31 % des suffrages et 29 sièges, la liste de « Die Linke » emmenée par le ministre-président sortant Bodo Ramelow l’emportait, suivie par l’Alternative für Deutschland (AfD) de Björn Höcke avec 23,4 % et 22 sièges, devançant elle-même d’une courte tête la liste CDU de Mike Mohring, ses 21,7 % et ses 21 élus. Comme cela avait été annoncée, la SPD parachevait son effondrement en passant sous la barre des 10 % avec 8 députés, tandis que les Verts et la Freie Demokratische Partei (FDP) fermaient la marche des partis représentés avec 5 élus chacun. Ramelow pouvait compter sur les partis de sa coalition « Rot-Rot-Grün » (en référence aux couleurs des partis concernés, Die Linke, SPD, Alliance 90-Les Verts) sortante. Seul hic : en majorité absolue avant l’élection, celle-ci était désormais relative, par la faute de la SPD et de ses piètres résultats. Avec 42 sièges, elle serait même menacée par une – très hypothétique – alliance entre la CDU et l’AfD (43 sièges), alliance qu’avaient de toute façon exclue avec la plus grande fermeté les caciques de la CDU. Face à lui, la CDU appelait à la formation d’une vaste coalition du centre incluant FDP, Verts et SPD, excluant Die Linke et l’AfD. La FDP, en situation de faiseur de roi, se contentait de refuser une coalition avec Die Linke et l’AfD. Ramelow pouvait donc malgré tout avec une relative confiance présenter son gouvernement de coalition « d’union de la gauche » et compter sur la neutralité, bienveillante ou pas, de la CDU et de la FDP.
Die Linke | SPD | CDU | AfD | |
2009 | 27,4 % | 18,5 % | 31,3 % | – |
2014 | 28,2 % | 12,4 % | 33,5 % | 10,6 % |
2019 | 31,0 % | 8,2 % | 21,7 % | 23,4 % |
Evolution des scores des principales formations politiques de Thuringe entre 2009 et 2019
Refugees Welcome
Ce que Ramelow, au 3ème tour de l’élection à la présidence du Landtag, avait simplement perdu de vue, c’est qu’il s’était lui-même emparé de la position dans des conditions extrêmement délicates. En effet, il est d’usage en démocratie parlementaire allemande que la tête de liste du parti sorti vainqueur des urnes et de ce fait considéré comme le mandataire du peuple pour former et conduire la coalition soit portée à la fonction de gouvernement suprême objet de l’élection – ministre-président d’un Land, chancelier fédéral, président de la commission européenne. Or, en 2014, bien que la CDU ait remporté l’élection en Thuringe, Ramelow profita de l’absence de la FDP – passé sous la barre des 5 % et donc sans élu – et surtout de la volte-face de la SPD, dont les représentants votèrent à près de 70 % pour la coalition « Rot-Rot-Grün », pour mettre fin au règne de la CDU établi depuis la réunification. Inutile de décrire le sentiment de frustration éprouvé par les cadres de l’Union de Thuringe… On mentionnera ici, en passant qu’à l’époque, un certain Mike Mohring, patron de la fraction CDU au Landtag, avait plaidé pour une alliance avec l’AfD. 2014, c’est précisément l’année où tous les espoirs sont permis pour la CDU, où rien ne semble pouvoir entraver la marche à la majorité absolue du parti d’Angela Merkel, qui tutoie souvent la barre des 45 % des suffrages. Et puis survient l’annus horribilis, 2015, et sa crise des migrants. C’est là que tout bascule, à l’Est : de nombreux électeurs désertent pour se réfugier dans l’abstention, mais surtout passent à l’AfD, qui s’établit solidement au-dessus de la barre symbolique des 20 %. La CDU s’en trouve terriblement fragilisée, divisée et désorientée, et continue à perdre des électeurs, élection après élection. En cause, évidemment, le choix d’Angela Merkel d’ouvrir les frontières, sa dégoulinante bien-pensance, face à un peuple qui affiche déjà une dictature communiste à son tableau de chasse, et descend à nouveau dans la rue, ressortant des greniers ou des caves les vieilles banderoles de 1989 et les slogans associés. Nul n’ignore, à la CDU de Thuringe, de Saxe ou de Saxe-Anhalt, que nombre de sympathisants, parfois des membres du parti, sont allés se promener le lundi soir en famille à Dresde ou à Leipzig. Pour autant, tous ne partagent pas cette proximité avec l’AfD, encore moins les dispositions de certains en faveur, sinon d’une coopération de fait, tout au moins d’accepter un soutien sans participation. Ainsi, la CDU se trouve en Thuringe comme dans tous les Länder de l’Est directement frappée et affaiblie par la politique immigrationniste de Merkel.
Angela et Hans-Georg
En réalité, au-delà des réalités propres aux Länder de l’Est, c’est toute la CDU, et avec elle la CSU bavaroise, qui broie du noir depuis des années et se débat dans une crise interne dont les manifestations électorales ont tardé à se faire sentir du fait des transferts d’électeurs entre les différentes formations politiques – on n’oubliera pas que la SPD connaît en parallèle une érosion irrésistible de son socle électoral – et de l’abstention : années après années, Merkel a déplacé le centre de gravité du parti, pour en faire une formation de centre-gauche, ouvrant un boulevard à un parti qui voudrait surgir sur sa droite – et ce fut l’AfD – et plongeant dans un sombre désespoir les conservateurs de l’Union, cadres et militants. Finalement, en mars 2017, un groupe de récalcitrants de la CDU et de la CSU, qui ne se résolvent pas au destin funeste de la gauchisation et de l’affaiblissement concomitant de leur parti, fondent la Werte Union. Cette organisation prend sur presque tous les sujets le contre-pied de Merkel, plaidant pour l’application stricte du droit d’asile, une réduction drastique de l’immigration, le rétablissement des contrôles aux frontières et le cas échéant leur fermeture, mais aussi contre les errements de la théorie du genre ou encore les excès des tenants de la théorie de l’origine humaine du réchauffement climatique. Par-dessus tout, ses membres refusent avec véhémence le marxisme-léninisme, le communisme et tout idée de coopération avec un parti qui serait l’héritier de la SED est-allemande. Ce courant bien structuré – il compterait aujourd’hui plus de 8.000 membres – est présent dans tous les Länder, et structure l’opposition à Merkel au sein de la CDU…
Survient l’affaire de Chemnitz : à la suite du meurtre d’un Allemand par des migrants, des manifestations ont lieu dans la ville. Le 26 août 2018, la presse aux ordres diffuse une manipulation lancée par les Antifas et affirme qu’au cours d’une manifestation, une chasse à l’homme a été lancée contre des immigrés, fake news que la chancelière reprend à son tour. Hans-Georg Maaßen est alors le patron du Bundesverfassungsschutz, l’organe fédéral de protection de la constitution. Seul, il s’oppose à cette manipulation et tente de rétablir la vérité. On passera ici sur les détails scabreux de la tentative d’Horst Seehofer, son ministre de tutelle, ex-matamore bavarois sur le retour, de le sauver. Rien n’y fait : Angela veut sa peau, il sera limogé. Mis à la retraite « à titre provisoire » il est courtisé par l’AfD, mais rejoint … la Werte Union, dont il est aujourd’hui l’une des figures emblématiques.
C’est ici que l’on retourne en Thuringe : lors de la campagne électorale, Maaßen avait pris la parole au cours de meetings dont il était le principal orateur. Devant le succès rencontré, on fut prié de ne plus l’inviter. Le déjà nommé Mike Mohring, absent de ces meetings, fut de ceux qui renvoyèrent Maaßen à Berlin.
Angela et AKK
Soucieuse de préparer sa sortie en douceur tout en affrontant les difficultés grandissantes auxquelles elle est confrontée et qu’elle a pour l’essentiel provoquées, Angela Merkel décident à l’automne 2018 de placer à la tête de la CDU la très fidèle Annegret Kramp-Karrenbauer, ministre-présidente de la Sarre. Elle rompt, ce faisant, un principe essentiel de la politique allemande, déjà évoqué plus haut : en renonçant à exercer elle-même la présidence du parti tout en se maintenant á la chancellerie, elle sépare ce qui doit rester uni. Elle pense certainement pouvoir contrôler AKK et garder ainsi la main sur la CDU, tout en donnant un peu de mou à ses adversaires. Elle croit aussi qu’Annegret, qui a une réputation d’autorité dans son fief, saura se faire respecter par tous. Elle ne peut ignorer qu’en la nommant pour lui succéder à la tête du parti, elle la positionne pour la chancellerie – c’est AKK qui devrait conduire l’Union à la bataille pour les prochaines élections au Bundestag – mais la désigne aussi comme cible à tous ses ennemis. Merkel a visiblement commis une erreur d’appréciation majeure en la choisissant – et la fidélité ne fait rien à l’affaire. Il lui manque visiblement une qualité essentielle, l’intelligence de situation. En mars 2019, au carnaval de Cologne, la ville rose, elle déclare, déguisée en femme de ménage : « regardez donc les hommes d’aujourd’hui. Qui de vous a été récemment à Berlin ? Vous y verrez la fraction ‘Latte-Macchiato’ en train d’introduire les toilettes pour le troisième sexe. C’est pour les hommes qui ne savent pas s’ils doivent pisser debout ou assis. » On lui reproche de discriminer les minorités. En mai 2019, à quelques jours des élections européennes, un des Youtubeurs les plus célèbres d’Allemagne, Rezo (près de 2,5 millions de suiveurs) poste une vidéo appelant au boycott de la CDU. AKK réagit en déclarant qu’il faudrait pouvoir agir contre les manipulateurs d’opinion. On lui fait grief de vouloir limiter la liberté de pensée. En août 2019, elle joue en présence des médias avec l’idée d’exclure Hans-Georg Maaßen de la CDU. Elle soulève une levée de boucliers au sein de l’Union. En octobre enfin, elle émet l’idée d’une opération de stabilisation en Syrie sous l’égide de l’Allemagne. La SPD, et en particulier son collègue des Affaires Étrangères Heiko Maas lui tombent sur le râble … Mais ce n’est pas le plus grave : en réalité, cette Rhénane ne comprend pas les Allemands de l’Est, et elle n’a pas l’autorité pour préserver la tunique de l’Union qui est en train de se déchirer sous l’effet de la dérive merkelienne – ce que l’affaire de Thuringe va révéler au grand jour.
Retour en Thuringe
Le mercredi 5 février 2020, après deux tours de scrutin sans majorité absolue, trois candidats se présentent pour le troisième tour, où une majorité relative suffit : Bodo Ramelow, Die Linke, confiant dans sa victoire, Thomas Kemmerich, FDP, et Christoph Kindervater, non-inscrit proposé par l’AfD. Au dépouillement, stupeur et consternation : Kemmerich l’emporte d’une voix, le candidat de l’AfD n’ayant lui-même obtenu qu’une seule voix. Une seule explication possible : l’AfD a voté comme un seul homme pour le candidat FDP. Kemmerich accepte le verdict des urnes. Aussitôt, c’est un déchaînement de violence verbale. Le point Godwin est atteint en quelques secondes, on évoque la république de Weimar, les premiers succès électoraux du parti nazi en Thuringe en 1930, une dame de Die Linke jette un bouquet de fleurs sur les pieds d’un Kemmerich médusé, la chancelière, du fond de l’Afrique où elle est en déplacement officiel jette l’anathème et parle d’un acte impardonnable. Bref, la démocratie est en danger, aux armes citoyens, etc. l’habituel théâtre grotesque qui survient systématiquement en ces circonstances. Kemmerich est sommé de démissionner, refuse, puis annonce qu’il va le faire – et dissoudre le parlement. Merkel appelle Lindner, le patron de la FDP – on suggère qu’elle aurait pu faire pression pour obtenir la démission du nouveau ministre-président, ce qui explique le dépôt de plainte de l’AfD devant le tribunal constitutionnel. Le délégué du gouvernement fédéral aux Länder de l’Est, Christian Hirte, a commis l’erreur de féliciter Kemmerich de son élection : il est contraint de démissionner le 8 février. La Werte Union – Mitsch, Maaßen, etc. – se félicite du barrage opposé au communiste Ramelow, héritier de la SED et du régime est-allemand : des voix s’élèvent à la CDU pour demander l’exclusion de la Werte Union – Elmar Brok, eurodéputé CDU la qualifie de « tumeur cancéreuse ». Les mêmes voix, ou d’autres du même bord, invitent à considérer avec compréhension un soutien « individuel » d’élus CDU à Ramelow (Daniel Günther, Karin Prien, CDU Schleswig-Holstein). AKK se rend à Erfurt, tente pendant des heures de convaincre Mike Mohring – lequel vient de se soumettre avec succès au vote de confiance du groupe CDU – d’accepter une dissolution du Landtag et de nouvelles élections – en vain : Mohring refuse, convaincu qu’en cas de nouvelles élections, sa liste va s’effondrer. Quelques jours plus tard les premiers sondages d’après séisme viennent confirmer ses pires craintes : -10 %. Un résultat, et une victime cette nuit-là : Annegret, qui a définitivement perdu tout crédit. Il lui faudra peu de temps pour prendre sa décision : elle annonce qu’elle ne sera pas candidate à la chancellerie, et qu’elle veut rendre son tablier de présidente du parti à l’été.
Champ de ruines
Au sortir de la crise – les dernières répliques s’en font encore sentir – la CDU est rincée, lessivée, éparpillée façon puzzle. Certains veulent régler dès maintenant la question de la succession – comprendre de Merkel. Volker Rühe, ancien ministre de la défense, et d’autres poids-lourds de l’Union, demandent que l’on revienne au principe de la concentration des fonctions de chef du parti et de chancelier entre les mains d’une seule et même personne, ce qui est un appel à peine voilé à la démission de la chancelière, événement impensable il y a seulement quelques jours. Et c’est la SPD qui intervient aujourd’hui pour sauver Merkel en affirmant que sans elle, la GroKo est rompue. Le constat, froid et lucide, qui s’impose désormais à tous les cadres de la CDU est simple : la Grosse Koalition, après avoir achevé la SPD – au coude-à-coude avec l’AfD dans les sondages au niveau fédéral (14 %), mais la chute n’est pas encore arrivée à son terme – est en train de dévorer la CDU, qui pourrait bien laisser aux Verts – le parti de « la république fédérale en marche »… – le rôle de partenaire senior de coalition dans la plupart des Länder des l’Ouest. Quant à l’Est, l’incapacité de choisir entre « Die Linke » et l’AfD condamne la CDU à l’impuissance. Plus dure sera la chute…
François Stecher 13/02/2020
Crédit photo : Domaine public