Extrait d’un article très intéressant de Jean-Dominique Michel, MSc anthropologie médicale, expert en santé publique,qui met en évidence l’erreur épistémologique des opposants au Pr Raoult. Le principal reproche fait à l’IHU Méditerrannée-Infection, qui a mis au point le traitement combiné hydroxychloroquine + azithromycine, est de ne pas respecter les méthodologies de recherche de ce que l’on appelle Evidence-Based Medicine (EBM) :
Comme toute méthode (terme dérivé d’un mot grec signifiant « chemin »), l’EBM a ses qualités, ses limites et ses domaines d’indication. Si elle est devenue l’idéologie dominante en matière de recherche médicale, elle souffre cependant d’un certain nombre de tares.
D’abord -et c’est quelque peu amusant- il convient de rappeler qu’elle provient avant tout de l’univers des maladies non-transmissibles. Le Pr Raoult l’a rappelé, la méthodologie en infectiologie clinique est simple comme le jour : si vous avez une substance qui s’avère, in vitro et in vivo, faire disparaître l’agent pathogène, vous êtes banco !
L’EBM a été développé pour les pathologies complexes, chroniques, non-infectieuses, pour lesquelles les choses sont beaucoup plus compliquées. Vous ne pouvez pas donner un antibiotique contre un diabète ou une maladie neurodégénérative en vous félicitant que ça cure la cause de la maladie ! Les méthodologies de recherche de l’EBM visent donc à objectiver certains traitements ou interventions thérapeutiques à large échelle, dans des situations donc où l’evidence simple est inaccessible.
L’EBM a toutefois d’emblée eu une autre utilité majeure : celle de fournir des complications telles qu’il devenait un jeu d’enfant de camoufler toutes sortes de manipulations de données permettant d’arriver au résultat espéré – même s’il est faux ! Si vous donnez de la poudre de perlimpinpin contre le bacille de la peste, vous ne ferez pas illusion très longtemps !
Avec les maladies chroniques, l’industrie pharmaceutique a fourni par supertankers entiers des résultats faux permettant de mettre sur le marché des produits coûteux, inutiles et souvent dangereux. Le tout enrobé d’un vernis de respectabilité scientifique qui fait encore hélas illusion. Le scandale du Vioxx constituant peut-être la mère de tous les scandales en la matière : le médicament est mis sur le marché en 1999 dans le cadre d’une procédure accélérée, alors que son fabricant connaît pertinemment un risque accru d’accident cardiaque mortel -masqué derrière de savantes études. Le médicament fera finalement plus de 26’000 morts aux États-Unis avant d’être retiré quelques années plus tard.
Un arrangement avec les autorités américaines permettra à Merck de rester avec un bénéfice net de 10 milliards de dollars (compte d’apothicaire : 11 milliards de profit net moins 950 millions de dollars d’amende). Good business !
Corruptible à merci !
L’EBM présente un autre avantage : il permet de multiplier à l’envi les contre-études bidon visant à emberlificoter à n’en plus pouvoir des réalités pourtant incontestables. C’est évidemment l’industrie du tabac qui a donné ses sanglantes lettres de noblesse à ce type de propagande pseudo-scientifique, mettant au point une méthode reprise depuis par les autres industries toxiques comme l’agro-alimentaire, l’industrie pétrolière et la pétrochimie (en particulier son secteur pesticides). Les fameux « Monsanto Papers », par lesquels la multinationale contestait de manière fallacieuse l’évidente toxicité de ses produits par des documents pseudoscientifiques en est un exemple récent.
Je mesure le risque de lasser mes lecteurs fidèles, aussi répéterai-je succinctement ici l’avis averti de différents rédacteurs en chef des trois plus prestigieuses revues médicales pour illustrer ces dévoiements multiples de la démarche EBM :
« La plupart des études scientifiques sont erronées, et elles le sont parce que les scientifiques s’intéressent au financement et à leurs carrières plutôt qu’à la vérité. »
Richard Smith, rédacteur en chef, British Medical Journal, 2013
« Il n’est tout simplement plus possible de croire une grande partie des recherches cliniques qui sont publiées, ni de se fier au jugement de médecins de confiance ou à des directives médicales faisant autorité. Je ne prends aucun plaisir à cette conclusion, à laquelle je suis parvenu lentement et à contrecœur au cours de mes deux décennies de travail de rédactrice en chef. »
Marcia Angeli, rédactrice en chef, New England Journal of Medecine, 2009
« La profession médicale est achetée par l’industrie pharmaceutique, non seulement en termes de pratique de la médecine, mais aussi en termes d’enseignement et de recherche. Les institutions académiques de ce pays se permettent d’être les agents rémunérés de l’industrie pharmaceutique. Je pense que c’est honteux. »
Arnold Relman, rédacteur en chef, New England Journal of Medecine, 2002
« Certaines pratiques ont corrompu la recherche médicale, la production de connaissances médicales, la pratique de la médecine, la sécurité des médicaments et la surveillance du marketing pharmaceutique par la Food and Drug Administration. En conséquence, les praticiens peuvent penser qu’ils utilisent des informations fiables pour s’engager dans une pratique médicale saine tout en se basant en réalité sur des informations trompeuses et donc prescrire des médicaments qui sont inutiles ou nocifs pour les patients, ou plus coûteux que des médicaments équivalents. Dans le même temps, les patients et le public peuvent croire que les organisations de défense des patients représentent efficacement leurs intérêts alors que ces organisations négligent en réalité leurs intérêts.”
Institutional Corruption and the Pharmaceutical Policy, Edmond J. Saffra Center fr Ethics, Harvard University & Suffolk University, Law School Research Paper No. 13-25, 2014 (revised)
En plus de ces compromissions dramatiques l’EBM a par ailleurs montré des failles rédhibitoires. Adoptée avec l’espoir de pouvoir accéder à une médecine « scientifique », elle n’a montré ni de réelle amélioration de la qualité de soins, ni d’économicité grâce à de meilleures indications de traitements. Tout en participant activement à une déshumanisation de la pratique médicale qui est aujourd’hui le principal problème de ce domaine, tant la qualité relationnelle entre soignant et soigné constitue le socle agissant de toute relation de soins.
Pour sortir de cette ornière scientiste, on propose par exemple aujourd’hui de passer à une « médecine basée sur les valeurs » (Values-Based Medecine) qui respecte bien mieux la dignité des soignants comme des patients !
Médecine, pseudoscience et anthropologie
J’ai décrypté dans un précédent billet le sens que pouvait avoir la posture du Pr Raoult et des équipes de Méditerranée-Infection face à leurs détracteurs. En avançant ma conviction que les Marseillais avaient adopté une stratégie de rupture en se mettant paradigmatiquement dans une posture médicale et non pseudo-scientifique.
Dans le domaine de l’infectiologie clinique, rappelons-le, les choses sont épistémologiquement très simples : soit un remède est efficace, soit il ne l’est pas. S’il l’est ne serait-ce que sur trois premiers malades, alors il le sera (avec sans doute quelques exceptions statistiquement infimes) sur trente malades comme sur trois mille malades. Le Pr Raoult l’a souligné avec une implacable pertinence : rien n’a jamais montré dans son domaine la supériorité de l’EBM sur la démarche classique de la comparaison historique, à savoir le fait de simplement vérifier ce qui se passe lorsqu’on donne un traitement en le comparant avec ce qui se passait avant qu’on le donne !
Les anthropologues ont au moins cet avantage d’être (normalement) de robustes épistémologues. Il s’agit d’un de mes domaines de prédilection, ce qui me permet d’attendre mes contradicteurs de pied ferme. Je n’en ai pas de mérite : nous sommes disciplinairement confrontés à la luxuriance débridée des systèmes de croyance au sein de notre espèce, avec de surcroît ce trait que chaque culture s’imagine (bien sûr) mieux penser et mieux comprendre le monde que les autres peuplades.
Nous abordons donc chaque « vision du monde » (Weltanschaung) comme un système de croyances ayant sa propre logique, sa propre dynamique interne et la densité psychoaffective qui lui est propre. Nonobstant que certaines croyances peuvent bien sûr s’avérer mieux conformes au réel. Prescrire un antibiotique contre la peste paraît par exemple une croyance plus empiriquement efficace que trimballer une statue en procession à travers les rues de la ville -démarche qui jouira pourtant d’une indéniable forme d’efficacité symbolique selon la jolie expression de Claude Lévi Strauss ! […]
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