Malgré Angéla, la géante, nos voisins d’outre-Rhin connaissent avec un peu de retard la même décomposition politique que nous, parce qu’en politique aussi, les mêmes causes produisent les mêmes effets.
Annegret Kramp-Karrenbauer, familièrement surnommée « AKK », n'aura pas résisté - à la pression, ou à son propre sentiment d'incapacité. En jetant l'éponge, en renonçant à la présidence de la CDU et de ce fait à la succession, quasi automatique, d'Angela Merkel à la Chancellerie, le ministre de la Défense plonge l'Allemagne dans une crise politique, qui précipite le déclin annoncé de l'actuel chancelier. Mais cette crise allemande est aussi, et peut-être avant tout, une crise de l'Union européenne.
Pour l'heure, la décision d'AKK met la CDU dans une incertitude dont on pouvait penser qu'elle était résolue pour longtemps. De fait, la personnalité d'Annegret Kramp-Karrenbauer, un temps réputée plus conservatrice qu'Angela Merkel, pouvait permettre d'envisager, non sans secousses il est vrai, le rapprochement avec l'AfD qui a secoué nos voisins germains ces dernières semaines, et plus précisément depuis le 5 février, date des élections en Thuringe, qui ont vu la CDU l'emporter grâce au soutien de l'AfD.
Cette première brèche dans le plafond de verre a sans doute précipité la décision d'AKK qui, depuis son arrivée à la tête de la CDU fin 2018, n'avait jamais réellement réussi à imposer une ligne politique claire aux libéraux-démocrates. Cette indécision a sans doute permis que les urnes, en ce début février, provoque cette secousse. Mais, pour ne pas l'avoir amorcé elle-même, AKK en a subi le contre-coup. L'alliance effective avec ce que l'idéologie impose d'appeler encore « extrême droite » aurait sans doute nécessité une lente maturation des cadres de la CDU. Le choc politico-médiatique des urnes aura donc, au sein du parti d'Angela Merkel, opéré à rebours.
Il ne suffit pas, en effet, que les électeurs franchissent d'eux-mêmes le pas. La construction européenne a montré, et d'ailleurs proclamé officiellement, que la démocratie n'avait plus grand-chose à voir avec la démarche électorale. Et la progression de l'AfD obligerait sans doute les esprits asservis par l'idéologie qui mène aujourd'hui la danse à se poser la question de savoir si Adolf Hitler a jamais été de droite. La lente construction - pour ne pas dire déviance - opérée au sein des élites politiques européennes depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, et imposée aux peuples, n'y résisterait pas. On ne fait pas impunément sauter les tabous, surtout lorsqu'ils sont mensongers. D'ailleurs, vingt-quatre heures après son élection, l'élu annonçait sa démission, portant de ce fait un coup de grâce à la démocratie à tous les niveaux, les électeurs n'étant pas, jusqu'à plus soif, susceptibles de participer à ce jeu de dupes.
Ondes de choc
Les 23,4 % obtenus par l'AfD en Thuringe, combinés aux 21,7 % de la CDU ont non seulement renversé la démocratie locale, et perturbé la CDU, ils ont également donné le coup de grâce à l'autorité d'Angela Merkel. Certes, l'actuel chancelier le sait depuis longtemps, c'est pour elle la dernière ligne droite. Peut-être même, comme l'ont souligné un certain nombre d'observateurs, le mandat de trop…
Car cette crise politique est d'abord une crise de confiance en un chef politique qui méprise désormais ses électeurs. Angela Merkel n'a-t-elle pas été jusqu'à déclarer que l'élection de son candidat était un mauvais jour pour la démocratie, qu'elle était impardonnable ? Les électeurs, on s'en doute, sauront se le rappeler. L'idéologie vaut-elle qu'on se saborde à ce point ? Pire : que l'on aille aussi visiblement contre les intérêts de son pays ?
La situation devient tragique pour la coalition fédérale avec le SPD - qui ayant connu une difficulté analogue l'été dernier n'ose pas trop ruer dans les brancards. Mais il est visible que cette union de centre-gauche, déjà mal perçue par les Allemands et conçue dans la douleur, est en train de craquer de toutes parts.
Certains envisagent qu'Angela Merkel pourrait quitter le pouvoir avant la fin de l'année prochaine, terme de son quatrième mandat. Avant le chaos en quelque sorte.
C'est ce que laisse entendre le quotidien Bild, qui note à ce propos : « Le problème avec les géants, c'est qu'ils doivent finir comme des géants. Une transition ordonnée n est pas possible avec eux. (…) Les tout-puissants doivent être renversés. »
L'Histoire dira peut-être si le qualificatif convient à Angela Merkel. Ce qui est sûr, c'est que, derrière le chancelier allemand, c'est une politique qui est attaquée, dénoncée.
Cette politique, c'est celle de l'Union européenne. Une politique à laquelle les Allemands se font de moins en moins - surtout lorsque c'est Emmanuel Macron qui entend l'exprimer, l'incarner.
C'est le rejet de cette politique, notamment sur le plan particulier de l'immigration, et de l'ouverture des frontières par Angela Merkel à des millions de migrants, qui explique la popularité grandissante de l'AfD. La CDU ne pourra pas faire l'économie d'une réflexion sur le sujet.
D'autant que, par cette politique, l'Union européenne a fini par se poser en opposant au nationalisme, contraignant chaque citoyen à la préférer à son propre pays. D'où le Brexit. D'où le populisme. Comme dans tous les autres États-membres, le prochain chancelier ne pourra ignorer, faute de prolonger la crise actuelle, la question du choix entre le pays réel et l'idéologie européiste.
monde&vie Hugues Dalric 29 février 2020