Occident affiche une schizophrénie un peu pathétique vis-à-vis de l’Afrique. Je t'aime, mais j’aime encore plus tes richesses Moyennant quoi, l’actuelle domination occidentale sur Afrique n’est assumée par personne. Un non-dit qui cause bien des dégâts. À tout le monde - sauf bien sûr aux actionnaires de quelques boîtes omnipotentes et parasitaires. Comme si on avait décolonisé Afrique pour mieux la capitaliser.
Denis Sassou-Nguesso, président de la République démocratique du Congo, a récemment publié un ouvrage en forme de plaidoyer pour l'Afrique, très axé sur les enjeux écologiques à venir(1). Il évite de se vautrer dans les poncifs mille fois rabâchés sur ces « sales cons de Blancs » qui sont venus tout casser en Afrique (même s'il n’en pense pas moins). Ses vues sur la domination économique de l'Occident sont, de son point de vue, imparables. « La traite et la "civilisation coloniale" ont été des chocs terribles, mais les Trente Glorieuses en représentent un autre, plus récent, dont nous n'avons encore pas tout à fait mesuré l'impact. » Nous non plus. Il n'est certes pas question de se culpabiliser - ça ne sert à rien. Mais ignorer les faits ne mène guère plus loin. « En augmentant le niveau de vie de leurs populations, les nations occidentales ont pendant trente années dégradé l'environnement global de la planète en surexploitant ses ressources naturelles, dont les nôtres en majeure partie. » Eh oui !
Il n'est pas inutile de se rappeler que pour nous, Français, la colonisation a été vécue comme un projet de civilisation, un acte civilisateur. Contrairement à nos amis Anglais, nous ne venions pas seulement pour exploiter, parasiter et se faire du fric sur le dos des indigènes ; nous venions avec nos curés, nos instituteurs, nos ingénieurs et nos médecins pour améliorer l'ordinaire, du moins le croyait-on. Or, une fois partis d'Afrique parce que les locaux nous l'avaient demandé (et que les Américains nous avaient fait comprendre qu'il serait bon que nous partions), voilà que nous - c'est-à-dire l’État et quelques grandes entreprises - faisons en sorte de garder la haute main sur les principales ressources naturelles de nos ex-colonies. Au mépris de leur (soi-disant!) indépendance.
Adam Smith aux Afriques
Et de fait, depuis que les Européens ont posé le pied en Afrique noire à la suite de Pierre Savorgnan de Brazza en 1875, et malgré notre départ plus ou moins précipité dans les années soixante du XXe siècle, l'Afrique n'a plus jamais été libre. Du moins, en termes d'indépendance et de souveraineté. À la domination politique, s'est substituée, sournoise et impossible à identifier (car déterritorialisée), l'insaisissable domination capitaliste. Certes, on ne saurait accuser les peuples d'Occident de cette exploitation celle-ci, après tout, ils la subissent aussi eux-mêmes, sans d'ailleurs s'en rendre compte ! L'asservissement de l'Afrique et le mépris glacial dont elle est l'objet sont les conséquences indirectes, mais nécessaires, du système capitaliste. On ne va pas reprocher à Total de tout faire pour augmenter ses profits, non ? Quitte à jeter dans la famine des populations entières. On est libéral, ou pas. Faut savoir ce qu'on veut - et assumer.
Le cynisme débonnaire des multinationales est flagrant chez les compagnies pétrolières. Pour limiter le coût des concessions que leur cèdent les États, elles se partagent le gâteau elles arrivent à quelques-unes pour négocier, en connaissant d'avance le niveau de réserves pétrolières, les conditions d'exploitation, les bénéfices à venir, etc. Les États africains, en face, ne disposent pas de telles données techniques. Les compagnies leur font donc des offres délibérément faibles, décidant que l'une d'elles fera une offre un peu supérieure aux autres celle-ci remporte donc la concession et va l'exploiter à un coût inférieur à sa valeur réelle. Les compagnies se répartissent ainsi les rôles au fil des négociations, de pays à pays. Par exemple, au Congo, Total possède 60 % de la production, Agip 30 %, le reste se partageant entre quelques autres compagnies, dont Texaco. Au Nigeria, Texaco détient 60 % des parts de marché, et Total 30 %. Le découpage est quasiment toujours le même ; et la stratégie de collusion entre les compagnies, permanente.
On n'a pas d'idées, mais on a du pétrole
« L'appel d'offre avec enchères en 2004 dans l'exploitation des gisements de Sao Tome et Principe a confirmé cette démarche stratégique, écrit l'économiste Thomas Porcher. En effet, beaucoup de compagnies pétrolières, notamment Total, n'ont même pas participé à l'appel d'offre. Pour quelles raisons ? Les premiers résultats des explorations attestaient d'un potentiel de production de pétrole à la hauteur du Gabon. Total a-t-il pu passer involontairement à côté de cette opportunité ? Ou la compagnie a-t-elle tout simplement respecté une règle de non-participation à ces enchères, en échange du désengagement futur d'autres compagnies sur d'autres enchères dans d'autres zones ? »(2) Résultat sur un baril de pétrole à 100 dollars, l'Arabie Saoudite récupère la quasi-totalité (99 dollars), tandis que le Congo ne récupère que 60 dollars. Parce que l'Arabie Saoudite exploite entièrement son pétrole elle-même via sa compagnie pétrolière nationale), alors que le Congo délègue sa production à des compagnies pétrolières étrangères, qui s'entendent en douce pour le berner.
Autre exemple de l'avidité capitaliste : l'exploitation de la dette des pays les plus pauvres (tant qu'à faire). Chez les libéraux, on le sait (au moins...) depuis La Folie des grandeurs : « Les pauvres, c'est fait pour être très pauvres et les riches, très riches ». Denis Sassou-Nguesso explique : « Un "fonds vautour" est un fonds d'investissement qui rachète la dette d'une entreprise en difficulté ou souscrit à des augmentations de capital pour en prendre le contrôle en profitant du prix très bas des titres. Les "fonds vautours" sont apparus voici une quinzaine d'années et se sont multipliés depuis le lancement des initiatives d'allégement de dettes des pays les plus pauvres. [...] Comment s'en sortir si un fonds de placements spéculatifs peut racheter une dette de 1980 au tiers de son montant d'émission et en exiger le remboursement en le multipliant par dix, quarante ans plus tard ? » On reconnaît là l'obscénité bancaire dans sa version néocoloniale.
Europe, tiers-monde, même combat
« Comme si tous ces pillages n'étaient pas suffisants, ajoute le président congolais, l'Afrique assiste depuis des années à l'extension rapide des acquisitions et locations de terres agricoles par des États plus riches et des fonds d'investissement étrangers au continent. Ce phénomène s'est accéléré à la faveur de la crise alimentaire de 2008. Il toucherait, selon certaines estimations, entre 15 et 20 millions d'hectares, soit l'équivalent des terres arables françaises ! » Tout ça pour y faire pousser du soja transgénique destiné à nourrir le bétail intoxiqué qui vient ensuite intoxiquer les abrutis qui vont chez Couic ou Maquedo… Aberrant.
« Nos populations survivent pour certaines avec moins d'un dollar par jour. Je ne nie pas l'existence d'une certaine forme de corruption […], mais ne faudrait-il pas que les pays industriels balayent devant leur porte avant de nous traiter de républiques bananières et se rendent compte qu'ils sont (en partie) responsables des conditions de vie de nos concitoyens ? » Et de toute façon, en fait de république bananière, la France, depuis Giscard, c'est quand même pas mal !
Sassou-Nguesso parle juste quand il dit que, de toute façon, colonialisme ou pas, ce système est périmé. « À court ou moyen terme, la viabilité écologique de la planète va passer par une vision totalement nouvelle de l'économie. » Si nous mettons un terme au pillage économique et à l'humiliation de l'Afrique, cela veut dire que nous aurons d'abord mis un terme à ces mêmes phénomènes chez nous, en France. Charité bien ordonnée commence par soi-même. Sortir de la connerie capitaliste et libérale, c'est d'abord une affaire individuelle avant d'être une affaire collective; alors seulement, cela pourra devenir une affaire internationale. Alors enfin nous aurons quitté la modernité. Et retrouvé une certaine dignité.
Alexandre Rougé Le Choc du Mois septembre 2010
1) L’Afrique : enjeu de la planète. Les Défis du développement durable, Res Publica, 2009.
2) Thomas Porcher, Un Baril de pétrole contre cent mensonges, Res Publica, 2009.