« Construire une réelle alternative au nouvel ordre mondial sans vouloir restaurer le monde ancien. »
Il était le meilleur d'entre nous. Fondateur de Réfléchir&Agir en 1993, Eric R. alias Eric Lerouge avait pris du champ pendant dix-huit ans. Divine surprise de cet été, il reprend le combat à nos côtés. Nos lecteurs vont vite (ré)apprendre à le connaître. Retour sur un parcours d'exception.
propos recueillis par Pierre Gillieth
Eric, tu as aujourd'hui une petite cinquantaine mais peux-tu revenir sur les débuts de ton engagement en politique ?
Mon engagement politique est certainement une conjonction de plusieurs facteurs : d'abord, un père ancien parachutiste très marqué par la guerre d'Algérie comme toute sa génération, mais sans avoir été OAS, peu politisé mais très à droite mais version nationale et populaire, qui a vécu 1981 comme un cauchemar, ensuite, dans mes années de collège des amis politisés, des filles plus âgées fréquentant l'extrême-gauche avec qui j'ai fleurté pendant quelques mois et dont je partageais l'esprit antisystème et l'anticapitalisme, ensuite dans mes années lycéennes, la vie quotidienne de banlieue qui se durcissait pour les petits Blancs (vols de deux roues, agressions), enfin, les médias qui relayaient un contexte de violence armée avec des attentats, celui de la gare de Bologne, celui de la rue des Rosiers (rapidement et injustement attribué à la FANE), et un article dans Rock&Folk sur les skinheads anglais en février 1982. C'est donc un mélange ou une synthèse de tout ça, renforcés par la montée électorale et médiatique du FN.
Tu as milité au début au FN ?
Je suis entré au FN très jeune, bien avant sa percée en 1983, j'avais 16 ans. Ma première semaine de militant après avoir pris ma carte, c'est Jean-Marie Le Pen qui animait un mercredi après-midi au siège à Bernouilli une formation. Je militais en banlieue, c'était tractages, boîtages, collages, c'était chaud dans les banlieues rouges (Argenteuil, Colombes, Gennevilliers) On croisait surtout des communistes et des immigrés, insultes, crachats, bagarres. Il y avait alors une proximité avec les militants de droite qui étaient sur le terrain, ce n'était pas la droite embourgeoisée et mondialiste d'aujourd'hui. On a contribué à la première grande victoire frontiste aux européennes de 1984. Mais c'était l'extrême droite assez classique, caricaturale, pas très intello, militariste, colonialiste, assez primaire... En dehors du Front, avec des amis, je fréquentais la mouvance nationale-révolutionnaire, plus idéologique. C'était souvent micro-meetings improvisés dans la rue avec porte-voix, qui dégénéraient. L'année militante était ponctuée des événements frontistes et nationalistes : meetings électoraux, BBR, fête de Jeanne d'Arc qui permettaient des rencontres intéressantes... et de fédérer tous les courants de manière informelle, sans contrôle possible par l'appareil frontiste. Les milieux intellectuels, la Nouvelle Droite, ne m'intéressaient pas. Alors que les skinheads commençaient à se faire connaître et à sévir, rapidement au Front, les responsables locaux nous ont demandé de choisir. Le choix a été vite fait. J'ai choisi les skinheads, ils étaient le futur. Ils étaient modernes et efficaces dans l'action. Ils ont révolutionné, malmené l'extrême-droite. C'était un phénomène qui prenait de l'ampleur et bousculait les codes. On a du mal à imaginer ça aujourd'hui.
Tu as été skin. Quels souvenirs gardes-tu de ces années-là, et de ton implication dans les Jeunesses nationalistes révolutionnaires de Batskin ?
J'étais déjà skin au FN, mais notre terrain de jeu était d'abord la banlieue avec mes amis, la politique, les concerts, les fêtes. Progressivement, on s'est déplacé sur Paris. Je croisais des skins aux Halles et j'ai fait la connaissance de Serge/Batskin à Saint-Michel près du magasin de disques New Rose. J'ai rencontré pour la première fois Régis dans une manifestation frontiste, il sortait de prison. Je ne reviendrai pas sur ces années-là, je ne regrette rien. Ni repenti, ni nostalgique, lucide. Le mouvement skinhead a séduit et brassé des dizaines de milliers de jeunes. Certains sont passés à travers les gouttes, d'autres non. Par diverses initiatives, on a tenté de politiser une partie de la jeunesse pour lui donner une conscience politique, identitaire, mais on a agi aussi souvent en réaction, en défense. Les années 80 ont été ponctuées de nombreux conflits de société, de larges manifestations (école libre, SOS Racisme, Devaquet), on était partout. Autour des skins, de nombreuses zones d'ombre demeurent quand même. Les skinheads ont été instrumentalisés, manipulés. Ils ont servi le Système, à la fois les partis au pouvoir et le Front national. Sans être très militants au fond d'eux-mêmes, beaucoup de jeunes y ont laissé des plumes : rupture avec leur famille, condamnations, séjours en prison, arrêt des études... Il y avait aussi trop de marginaux. L'objectif des JNR, c'était de dépasser les bandes et les rivalités, structurer un minimum le mouvement, mettre un peu d'ordre, faire du tri, avec la philosophie « un esprit sain dans un corps sain », se mettre au sport pour s'endurcir encore, frapper plus fort, marquer les esprits, se faire craindre. Celui qui incarnait ça, c'était Serge. On avait une stratégie politique et médiatique. Montrer et défendre nos idées, occuper la rue, les médias, rester autonomes, à distance des groupuscules. On avait une force d'attractivité énorme, et la musique devenait un vecteur de diffusion très adapté à la jeunesse, ce que n'avaient pas compris les dirigeants politiques d'alors. J'étais conscient qu'une empreinte idéologique était indispensable. Seule une infime partie des skinheads était réellement militante et endoctrinée. En même temps, je reste très attaché à la culture skinhead du début des années 80 très apolitique, la fierté de classe et de race, le rejet du Système et des politiciens, l'anti-bourgeoisie, l'esprit rebelle et autonome, la musique Oi (4 Skins, Cockney Rejects, Sham 69, The Business, Cock Sparrer), et cette mode vestimentaire qui s'est répandue aujourd'hui partout, chez les people et même dans les cités (Doc Martens, bombers, Fred Perry). Il faut lire Skinheads du romancier John King pour comprendre le phénomène et le quotidien en Angleterre. Je suis de la génération Skrewdriver et ça ne s'oublie pas. J'ai passé une dizaine d'années dans ce mouvement, mais il a fallu un moment se rendre à l'évidence et passer à autre chose. Au début des années 90, les skinheads ne tenaient plus la rue, démographiquement, ils perdaient du terrain, et le Système chassait les plus activistes, une partie retombait dans la marginalité sociale. D'autres bandes issues de l'immigration allaient les remplacer.
Quels auteurs t'ont-ils le plus apporté ?
Je ne suis pas très orthodoxe. Je n'ai pas lu tous les fondamentaux de l'extrême droite française, comme Drumont ou Maurras, si ce n'est quelques livres de Bernanos, Péguy qui inspirent bien au-delà. J'ai eu différentes périodes avec des idées qui ont bougé, notamment sur le meilleur système ou régime politique.
J'ai puisé à gauche sur l'État, la révolution, la guerre, la violence sociale, l'action politique, pour la justice sociale, je retiens Proudhon, Blanqui, Sorel, Lénine, Mao, Che Guevara. Mais une large partie me semble anachronique. J'ai aussi parcouru Gramsci sur recommandation du GRECE. J'ai trouvé de l'intérêt dans de petites productions nationales-révolutionnaires des années 70 : Duprat, Freda... S'il fallait en retenir absolument, j'en citerai deux : peut-être Drieu, pour sa vision européenne, l'exaltation de la vie, de la jeunesse, de l'individu, et sur l'espérance, la quête, l'errance, la désillusion jusqu'au suicide, aussi sa critique de la société et des Français dans leur médiocrité.
Et Evola, certainement un maître à penser, pour l'étendue et la puissance de son œuvre sur plusieurs décennies, qui garde toute sa pertinence de nos jours. Aujourd'hui, c'est lui que je trouve le plus intemporel : la révolution personnelle avant la révolution collective, une autre conception de l'humanisme, les errances et la décadence de l'Occident, la spiritualité contre le matérialisme, l'illusion démocratique, le mirage de la modernité et du progrès, aussi sa critique du fascisme, sa passion pour la montagne. Les Hommes au milieu des ruines, Chevaucher le tigre... À consommer sans modération. Je pense qu'il est des livres sur lesquels il faut revenir régulièrement car on n'en fait pas la même lecture à tous les âges de la vie : Céline, Nietzsche...
Pour mes études [NDA. Eric a obtenu un doctorat en Sciences politiques], j'ai aussi beaucoup lu ceux qui ont écrit sur l'histoire politique, les courants politiques, le nationalisme, le fascisme, le totalitarisme, le socialisme, l'antisémitisme-Arendt, Sternhell, Winock, Taguieff... aussi plus tard et bien moins connu Marc Crapez (La Naissance de la gauche, La Gauche réactionnaire) qui propose des regards innovants. Je lis aujourd'hui des ouvrages d'actualité politique sur l'état de la France, fruits d'une pensée droitière ou républicaine intransigeante, ou juste d'un regard honnête dénué de bien-pensance comme Eric Zemmour, Philippe de Villiers ou Natacha Polony. D'accord sur les constats, le diagnostic, pas sur les racines du mal et encore moins sur les solutions. Je trouve aussi que le géographe Guilluy a enrichi le débat ces dernières années. Je suis aussi un fan de Houellebecq, bien avant Soumission. À travers la banalité et l'errance de ses personnages, c'est aussi une critique fine du monde moderne. Je citerai enfin Onfray, loin de nous, mais brillant, prolifique, honnête et acide.
Pourquoi avoir créé Réfléchir&Agir en 1993 ?
R&A, c'était les années 90, le monde avait déjà changé avec, pour moi, deux phénomènes majeurs la fin du communisme (pas encore des communistes) et l'émergence de l'islamisme radical dans les banlieues françaises. On ne pouvait plus penser comme avant. Les questions des ennemis à désigner et des alliances à envisager allaient rapidement se poser, sans écarter aucune option.
On était dans la continuité des années 80, donc il y avait une majorité d'anciens skins, les moins bêtes et les plus méchants ! Mais on voulait se démarquer de cette mouvance en en sortant les meilleurs. Aussi beaucoup d'ex-militants de groupes radicaux. On était des autonomes, dans une quête nouvelle. On a rapidement attiré et fédéré des jeunes, qui vieillissaient, autour de la cause identitaire européenne, mais les horizons étaient très divers et on respectait ça. On ne s'est pas coupé de la mouvance nationaliste radicale et on entretenait de bonnes relations avec tout le monde, en restant clairement à distance. On a aussi élargi nos contacts aux milieux néo-païens, celtiques, aux équipes de revues historiques, culturels, spirituelles, musicales, même de quelques publications de gauche, en restant loin de l'illusion du rapprochement rouge-brun, pure construction médiatique. Notre spectre s'est quand même agrandi. On tissait notre toile, aussi à l'étranger. En France, on constituait progressivement un réseau informel de jeunes. On voulait diffuser et partager nos idées, notre contre-culture qui allait de la pensée politique au sport, en passant par la musique, l'action militante. Créer des liens, une communauté, un réseau autour de la même façon de penser, de vivre. C'était la première étape. Dans cet esprit d'ouverture, R&A a rapidement reçu un accueil très favorable, on a vite tiré à 500, 1000 puis 2 000 exemplaires... On recevait des dizaines de lettres qui appréciaient notre ligne, partageaient notre vision. Nos lecteurs ont vite compris qui on visait, quels étaient nos ennemis réels. Mais on ne voulait pas glisser sur des débats ou des terrains sulfureux. En France, on en était encore aux fanzines. À l'étranger, en Allemagne, aux États-Unis, ils avaient d'autres moyens et sortaient des magazines professionnels. Chez nous, il fallait trouver des soutiens qui ne remettraient pas en cause notre indépendance. On a fait des tentatives, pas toujours heureuses. Mais le fanzine est devenu magazine.
Quel était le positionnement initial de R&A en 1993 ?
On était clairement un OVNI dans la galaxie. On a bien sûr attiré de la méfiance. Sur l'esprit, R&A, c'était comme le titre l'exprime, la tête et les jambes, penser et frapper au sens propre ou figuré. Les intellectuels sans couilles, c'est comme les brutes sans cerveau, ça ne vaut pas grand-chose. Il n'était pas question d'être manipulés, encore moins de manipuler nous-mêmes d'autres jeunes. Sur le fond, c'était plus regarder devant et construire le futur plutôt que restaurer le passé et lorgner dans le rétroviseur. On sortait des cadres, on dérangeait du monde, à la fois le FN et les groupuscules, mais pas nos lecteurs. On est toujours resté dans la critique positive, pas le dénigrement.
Tu as connu une longue phase de sommeil militant. Qu'est-ce qui t'a redonné le goût de te réengager ?
Je garde en mémoire la phrase de José Antonio « La vie ne vaut pas la peine d'être vécue si ce n'est pour la brûler au service d'une grande cause. » L'homme ne trouve son accomplissement que par la foi qu'il porte, qui le guide et qu'il transmet.
En 1999, j'ai décroché pour des raisons personnelles et en dehors du travail, me consacrer à des activités sportives et éducatives, après quasiment vingt ans de militantisme et avoir pris pas mal de coups dans la gueule. Le Système n'a jamais fait beaucoup de cadeaux à ses opposants les plus virulents. Quand tu vois les portes se fermer partout, quand tu fais prendre des risques aux autres, ta famille notamment, tu dois te poser des questions. C'est un choix de vie. C'était aussi un besoin de souffler, de respirer, de sortir d'une sorte de ghetto. Je me suis aperçu et je suis toujours convaincu qu'en dehors des milieux militants, intellectuels ou activistes, tu peux diffuser tes idées et rencontrer des communautés de gens qui partagent tes analyses, ta vision du monde, tes valeurs. Il y a du monde à convaincre, à sensibiliser, à éveiller partout. Je pense aussi que par des responsabilités professionnelles, syndicales, associatives... Tu peux avoir une capacité d'action démultipliée par rapport au pouvoir dans des cercles restreints qui tournent en rond. La métapolitique du pauvre peut-être.
Le temps passe. Quand tu as des enfants, tu te poses la question de leur avenir et du monde que tu leur laisses, c'est une sacrée responsabilité. Comme au commencement de mon engagement, c'est à la fois la vie quotidienne, le contexte mondial et l'actualité politique nationale qui m'ont réveillé. D'abord, la pénétration et la diffusion de l'idéologie de la diversité dans certains milieux, au sein des élites, dans le monde du travail, dans les écoles, les universités... deviennent insupportables. Une pression s'exerce sur les cerveaux, sous toutes ses formes. Les médias assènent leur propagande grossière, ils avilissent aussi une partie de la population et de la jeunesse avec leur lot d'émissions débiles. Ensuite, le quotidien parisien est de plus en plus invivable. Paris a connu une profonde métamorphose ces dernières années. Paris se mue en métropole mondiale, cosmopolite, balancée entre les élites touristiques d'Asie, des Émirats et de l'Est attirées par la notoriété et le luxe, les bobos sous les toits, les Roms et les migrants sur les trottoirs. Aussi, le terrorisme enfanté par l'islam qui vise l'Europe et attaque, détruit méticuleusement ville par ville, en particulier la jeunesse. Enfin, l'arrivée de Macron qui marque le triomphe du Système que nous combattons depuis des années.
Je suis aussi revenu dans la rue à l'occasion de toutes les manifestations contre le mariage pour tous. Loin de partager toutes leurs revendications, mais considérant que c'était une forme de révolte portée par des millions de personnes ethniquement homogènes, bien que sociologiquement et politiquement très différents de moi.
Comment vois-tu l'évolution du pays dans les prochaines années ?
Mon sentiment est ambivalent. Je vois la France s'affaisser, disparaître, du moins celle que nous avons connue. C'est maintenant irréversible. Seuls des espaces préservés existent sur quelques territoires ruraux, dans quelques coins de l'Hexagone. J'observe une société profondément divisée, aux composantes et aux forces tellement antagonistes qu'il sera impossible d'en dégager un destin commun. Je vois une Europe terriblement gangrenée, aux mains des affairistes et des technocrates, impuissante face à tous les défis mondiaux, qui ne pèse pas dans le jeu international. D'un autre côté, je vois des jeunes s'émanciper de la vérité officielle, se passer de la télévision et des médias classiques. Je constate des résultats électoraux particulièrement intéressants, une élite politique qui régnait depuis trente ans balayée en quelques mois.
Je m'interroge sur le déclin, la transition, la mutation. Va-ton vers le chaos ? Je n'en suis pas sûr. On peut s'y préparer de manière classique, mais sous quelle forme viendra-t-il ? D'autres formes de pouvoir arrivent, au-delà de la main invisible, des médias, celui de la technologie. Car le Système est particulièrement habile, à rester en équilibre aux moments les plus critiques. C'est bien qu'il exerce un contrôle assez puissant.
J'ai beaucoup de questions, peu de certitudes. Combattre ou se protéger, se préserver ? Créer les conditions d'un défi frontal ou s'extraire du Système ? Mais ce n'est pas nouveau.
Quel rôle avons-nous à jouer selon toi ?
D'abord, continuer à faire ouvrir les yeux, éveiller et réveiller les consciences, peut-être s'adresser davantage aux jeunes générations, en utilisant leur langage, leur culture, ensuite toujours rassembler, constituer, renforcer, conforter la communauté des esprits libres autour de nos valeurs, la promotion et la défense des identités, des peuples et de la terre, quelles que soient les appartenances et les origines. Enfin, réfléchir et construire un projet de société pour le XXIe siècle, une réelle alternative au Nouvel ordre mondial sans vouloir restaurer le monde ancien. Quand je dis un projet pour l'Europe, notre Europe, c'est la reconquête de l'Europe. Je pense que sans l'Europe, nous ne pourrons faire face. Peut-être qu'au lieu d'attendre le chaos collectif, il faudrait s'interroger sur le profond désarroi individuel, repartir du chaos personnel dans lequel ce Système plonge les individus (mal-être au travail, isolement social, aliénation par la technologie, déracinement), pour penser demain. Mais en est-on capable ?
Réfléchir&Agir N°57 Automne 2017