Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

La grande transformation

La grande transformation.jpeg

Ci-dessus : travaux des champs et de la forge, bois gravés du XVe siècle.

À en croire ses partisans, l'économie de marché serait aussi naturelle qu'universelle. Elle aurait existé de tous temps, depuis le troc du bon sauvage jusqu'au raids boursiers des traders. Les travaux de l'économiste Karl Polanyi ont montré l'inanité de cette croyance et la grande diversité des systèmes économiques dans l'histoire.

Selon la vision libérale de l'histoire économique qui fait aujourd'hui office de doxa, le marché représenterait une forme naturelle et universelle de l'échange économique.

La naturalisé du marché repose sur une conviction d'ordre anthropologique : tout individu serait porté à rechercher son meilleur intérêt. L'échange intéressé de biens ou de services est dès lors conçu comme un attribut de la rationalité, une qualité consubstantieile à tout individu « normal », donc à toute société humaine. L'économie, au sens formel, se définit selon cette perspective comme le choix rationnel parmi des moyens rares en vue de satisfaire une fin. Le marché est alors interprété comme un mécanisme auto-émergent qui permet, dans son état idéal, à tous les individus de confronter leurs demandes et leurs offres. Ce mécanisme est supposé « neutre », puisqu'il se contenterait de régenter l'allocation optimale des moyens sans se prononcer sur les fins.

L'universalité du marché se déduit de la première proposition et conduit à une lecture linéaire de l'histoire économique. Le troc serait la forme primitive de la circulation des biens, dont la valeur résulte de la confrontation de l'offre et de la demande. Toutes les sociétés à toutes les époques auraient pratiqué ce type échange intéressé, avant comme après l'invention de la monnaie (marchandise fictive ou équivalent de valeur). L'émergence du capitalisme moderne devrait s'analyser comme l'aboutissement spontané de l'évolution des sociétés, marquée ces derniers siècles par l'accroissement démographique, par l'amélioration des moyens de transports, par la multiplication des modes de communications entre les individus et les sociétés. Dans cette hypothèse, le marché mondial connecte aujourd'hui des marchés nationaux qui avaient hier rassemblé des marchés locaux représentant eux-mêmes des formes améliorées du troc primitif. Pour l'idéologie dominante, le marché sans frontières a ainsi supplanté la société sans classes comme « sens de l'histoire ». Il a vocation à devenir le régime économique unique de la planète, tout comme les droits de l'homme sont censés coïncider avec la morale commune de l'humanité.

De la main invisible au choix rationnel, deux siècles de fiction libérale

Depuis Adam Smith jusqu'à Gary Becker en passant par Ricardo, Walras ou Friedman, les théoriciens libéraux ont en commun d'interpréter la réalité des faits économiques à partir d'une fiction désignant l'état idéal ou le sens caché des échanges la main invisible, l'équilibre parfait du marché autorégulateur, l'hypothèse du commissaire priseur, la rationalité transparente des choix individuels, etc. Cette analyse présente deux vices majeurs dans sa construction. Elle est d'abord autoréférentielle, dans la mesure où elle introduit en préalable de la démonstration ce qu'elle est censée en déduire. Elle est ensuite discrètement normative, puisqu'en prétendant analyser la société telle qu'elle est, elle émet en réalité des jugements sur ce qu'elle devrait être (par rapport à une norme de comportement arbitrairement sélectionnée).

Les travaux de l'économiste d'origine juive hongroise Karl Polanyi (1886-1964) ont infirmé cette interprétation caricaturale. Son ouvrage le plus célèbre, La grande transformation (1944), a suscité une véritable refondation de l'histoire et de l'anthropologie économiques, obligeant les chercheurs à se défaire des cadres de pensée confortables qu'avait produits le progressisme libéral ou marxiste du XIXe siècle.

Karl Polanyi a fait le choix inverse de celui des théoriciens libéraux plutôt que d'échafauder une théorie abstraite du comportement économique, il part de l'état réel des sociétés passées ou présentes, tel que nous le décrivent l'histoire, l'ethnologie ou la sociologie. À l'économie formelle des libéraux, cette démarche empirique oppose l'« économie substantive », c'est-à-dire le « procès institutionnalisé d'interaction entre l'homme et son environnement qui se traduit par la fourniture continue de moyens matériels permettant la satisfaction des besoins ». Soit une problématique à portée générale : comment les hommes ont-ils concrètement procédé pour produire, pour consommer et, surtout, pour faire circuler des biens et des services ?

L'histoire nous enseigne que la réponse à cette question fut autrement plus complexe que ne le prétend la fable libérale. Ainsi, dans les sociétés dites primitives de Mélanésie ou d'Amérique du Nord, le principal mode de circulation des biens est le don assorti au contre-don, la « triple obligation de donner, de recevoir et de rendre » abondamment décrite par l'ethnologue Marcel Mauss et ses disciples. Le troc existe certes, mais il représente une faible part des échanges, car il est volontairement tenu aux marges de la société, tant en ce qui concerne les biens troqués (soumis à un statut spécifique) que les personnes participant à l'acte (en général des étrangers, dans la mesure où l'échange intéressé est assimilé à la guerre).

L'analyse de l'économie de la Mésopotamie à l'âge antique, effectuée à partir de témoignages historiques et archéologiques, montre quant à elle que les Babyloniens pratiquaient un « commerce sans marché » (« trade without market »). Il existait bel et bien des centres de production et de circulation (karoûm) de l'étoffe, de l'argent, de l'étain, du cuivre, du plomb et de diverses épices, de même que l'or servait de moyen de paiement à certaines transactions. Pour autant, les commerçants mésopotamiens n'étaient pas des marchands au sens actuel du mot. À cette époque, le marché n'est nullement le mécanisme créateur des prix des biens, qui sont fixés par des règlements publics. La vente à crédit est interdite, et toute transaction ou obligation envers des tiers doit être enregistrée auprès d'une autorité administrative. Il s'agit donc d'un commerce sans risque, à gains faibles (quoique proportionnés à l'activité du commerçant, qui ne semble pas limitée) et à pertes à peu près nulles (l'endettement est presque rendu impossible par la réglementation).

Réciprocité, redistribution et échange

Si l'on se projette maintenant dans l'Europe des XVIe et XVIIe siècles, au sortir de la féodalité, on ne trouve pas plus de trace d'un ordre économique fondé sur l'échange marchand. Les grandes foires commerciales et les innombrables marchés locaux ne correspondent pas à l'acception moderne du marché : les transactions qui s'y opèrent n'aboutissent ni à la création de prix stables indexés sur l'offre ou la demande (le prix d'une matière première comme le sel varie ainsi du simple au triple d'un marché l'autre) ni à l'affection globale des ressources. Le commerce à grande distance, qui se développe au long de la route des Indes ou dans le sillage des découvertes portugaises et espagnoles, concerne surtout des biens de luxe destinés à la dépense de prestige de la noblesse ou des grandes bourgeoisies urbaines. Il obéit au goût de l'aventure plus qu'à l'esprit de lucre : les investissements nécessaires à sa mise en œuvre ne sont presque jamais calculés en fonction des bénéfices escomptés. Le travail artisanal est quant à lui encadré par des corporations, guildes, compagnonnages et confréries : leurs règles d'organisation et de production sont indépendantes des critères marchands. La terre enfin, source des revenus fonciers, symbole de la puissance politique et rétribution du statut social, échappe pour l'essentiel à l'appropriation privative fondée sur l'équivalence monétaire.

À travers ces exemples et bien d'autres, Karl Polanyi dégage trois modes principaux de circulation des biens dans les sociétés prémodernes : la réciprocité, la redistribution et l'échange. La réciprocité concerne les groupes humains de petites dimensions et obéit au principe de symétrie à l'œuvre dans le don et contre-don. On la retrouve bien sûr dans les sociétés « primitives » d'Amérique, d'Asie ou d'Océanie, mais aussi dans la plupart des communautés locales autarciques qui forment l'essentiel de la masse démographique des sociétés traditionnelles (européennes comprises). La redistribution a lieu lorsqu'un pouvoir public capte tout ou partie de la production afin de la répartir ensuite à ses sujets, selon des critères généralement non économiques. Elle s'organise toujours à partir d'un centre, et on la retrouve là où s'instaurent des pouvoirs assez puissants pour entretenir la bureaucratie permettant sa mise en œuvre (Chine, Rome, empire inca, etc.). L'échange, troisième modalité de l'économie substantive, peut prendre la forme du commerce (trade) ou du marché concurrentiel (market). Les commerces locaux et internationaux (au long cours) n'obéissent que rarement aux principes de concurrence et d'équivalence qui régentent le marché.

Les marchés locaux ne préfigurent en rien le grand marché autorégulateur

« Jusqu'à notre époque, en conclut Karl Polanyi, les marchés n'ont jamais été que des éléments secondaires de la vie économique. En général, le système économique était encastré (embedded) dans le système social et, quel que fût le principe de comportement qui dominait l'économie, il ne paraissait pas compatible avec la présence du modèle de marché. Le principe de troc ou de l'échange, qui est sous-jacent à ce modèle, ne présentait aucune tendance à s'étendre aux dépens du reste. Là où les marchés étaient le plus fortement développés, comme c'était le cas dans le système mercantile, ils prospéraient sous la direction d'une administration centralisée qui favorisait l'autarcie dans les ménages paysans comme dans la vie nationale. Le marché autorégulateur était inconnu : l'apparition de l'idée d'autorégulation représenta en vérité un renversement complet de tendance ». En d'autres termes, « le laissez-faire n'avait rien de naturel ; les marchés libres n'auraient jamais pu voir le jour si on avait laissé simplement les choses à elles-mêmes ».

Ce « renversement » aboutissant à la suprématie du « credo libéral » eut deux sources. La première concerne les mentalités, la seconde les institutions. L'instauration du marché autorégulateur comme modèle d'organisation économique (et social) a été à la fois préparée par une mutation de valeurs et organisée par des volontés politiques.

Dans ce processus historique, Marx a eu raison d'incriminer la classe bourgeoise - mais il eut le double tort d'y voir un progrès et d'en faire rétroactivement une loi universelle « scientifique ». La bourgeoisie européenne fut bel et bien, entre le XVIIe et le XIXe siècles, le principal agent idéologique de propagation du capitalisme, c'est-à-dire de « marchandisation du monde » (Immanuel Wallerstein). Deux raisons à ce phénomène : d'une part, du point de vue anthropologique, l’homo œconomicus, l'homme guidé par ses intérêts plutôt que par ses passions, correspondait au type humain dominant de la classe bourgeoise, dont le statut social sous l'Ancien Régime était nécessairement proportionné à l'accumulation de travail et de capital (donc à une certaine mentalité) d'autre part, du point de vue sociopolitique, la création des marchés intérieurs concurrentiels sous l'influence du mercantilisme, puis l'ère des révolutions contre la féodalité et l'absolutisme (1688, 1776, 1789, 1848, etc.), coïncidèrent avec l'arrivée au pouvoir de cette nouvelle classe.

Toute classe dominante tend à faire prévaloir les lois qui la renforcent : la bourgeoisie organisa donc à son tour le règne de ses membres et la consécration de ses valeurs montantes. Cette évolution a été décrite de manière convergente par d'innombrables auteurs, de Marx à Nietzsche, de Weber à Tônnies, de Proudhon à Sombart et de Tocqueville à Guenon. Pour divergentes que soient leurs interprétations, ces auteurs en reviennent aux mêmes constats de fait. Au sang succédait l'or. Au rang, le mérite. À la hiérarchie par la naissance, l'égalité par l'effort. À l'oisiveté nobiliaire et populaire, le travail de la classe moyenne. Au règne des passions dangereuses, celui de l'intérêt calculateur. À la richesse comme attribut de la puissance, la richesse comme condition de la puissance.

Ces mutations ne correspondirent en rien à un mouvement spontané de l'histoire. L'idéologie libérale a institué le marché en détruisant au préalable tout ce qui, dans la société, freinait l'extension de la marchandise, c'est-à-dire de l'équivalence et de la concurrence généralisées. Karl Polanyi place symboliquement en 1834 l'émergence du marché au sens moderne. À cette date, alors que les terres communales sont privatisées les unes après les autres (système des enclosures), la « loi sur les pauvres » abrogea l'acte de Speenhamiand, privant les Anglais démunis du système de rente d'État dont ils bénéficiaient depuis 1795 et les obligeant à vendre leur force de travail aux industries manufacturières en pleine expansion. Symbole pour symbole, et quitte à froisser nos dernières susceptibilités républicaines, on pourrait tout aussi bien choisir 1789 comme date de naissance du capitalisme moderne : l'abolition des corporations et l'interdiction des associations ouvrières plaçaient alors le travailleur français dans la même impuissance face aux détenteurs du capital.

Cette mutation des sociétés occidentales a été portée par un sentiment de liberté parce que, comme le souligne Karl Polanyi, elle révélait « l'existence d'une société qui n'est pas soumise aux lois de l'État, mais qui, au contraire, soumet l'État à ses propres lois ». Louis Dumont, préfacier de la traduction française de La grande transformation, avait pour sa part relevé combien l'idéologie économique fut liée à l'imaginaire de l'émancipation propre à la modernité en s'autonomisant par rapport à la religion, à la morale et à la politique, en se dotant de « lois » propres prétendument indépendantes de tout état social, l'économie portait en elle la triple promesse de la concorde universelle (le doux commerce plutôt que la guerre), de la liberté individuelle (la réalisation de soi par le travail) et de l'égalité formelle (la reconnaissance par le mérite). Pour échapper à ce que l'idéologie bourgeoise décriait comme arbitraire ou autoritaire, les transactions économiques devaient s'arracher aux autres rapports sociaux et ceux-ci devaient à leur tour se reconstruire selon le nouveau modèle de la marchandise, donnant à chaque individu la certitude de pouvoir monnayer sa valeur et gagner son statut.

L'économie de marché réclame toujours une société de marché

Mais cette émancipation ne fut que provisoire, sinon illusoire. Agent de contestation du pouvoir absolutiste qui l'avait fait naître à l'âge du mercantilisme, le « marché auto-organisateur » entendait en fait soumettre à ses propres lois la société qu'il prétendait libérer. « Une économie de marché, souligne Karl Polanyi, ne peut fonctionner sans une société de marché [...] Le point fondamental est le suivant : le travail, la terre et l'argent sont des éléments essentiels de l'industrie, ils doivent eux aussi être organisés en marchés [...] Aucun de ces trois éléments - travail, terre, monnaie - n'est produit pur de la vente; lorsqu'on les décrit comme des marchandises, c'est entièrement fictif. C'est néanmoins à l'aide de cette fiction que s'organisent dans la réalité les marchés du travail, de la terre et de la monnaie ceux-ci sont réellement achetés et vendus sur le marché leur demande et leur offre sont des grandeurs réelles et toute mesure, toute politique qui empêcherait la formation de ces marchés mettrait ipso facto en danger l'autorégulation du système. La fiction de la marchandise fournit par conséquent un principe d'organisation d'importance vitale, qui concerne l'ensemble de la société, et qui affecte presque toutes ses institutions de la manière la plus variée; ce principe veut que l'on interdise toute disposition ou tout comportement qui pourrait empêcher le fonctionnement effectif du mécanisme du marché selon la fiction de la marchandise ».

La « grande transformation » dont parlait Karl Polanyi ne désignait pas cette instauration du marché autoorganisateur lors de la « paix de cent ans » (1815-1914), mais son écroulement dans les années vingt et trente sous le choc de ses contradictions internes (instabilité monétaire, crise de 1929) et sous la pression conséquente de politiques volontaristes visant à remédier de manière autoritaire au désordre économie et à l'anomie sociale qui en résultait. Un demi-siècle plus tard, la situation a changé. L'échec avéré des totalitarismes, l'avènement de la troisième révolution industrielle, la transformation de l'épargne, du crédit et du capital en marchandises fictives, la domination politique des États-Unis d'Amérique ont redonné vigueur à l'utopie du marché auto-organisateur. On dit que l'histoire ne ressert jamais les mêmes plats. Cependant, les mêmes causes produisent toujours les mêmes effets, et cela en raison des « caractères immuables du genre humain » (Polanyi). Dans l'abstrait, le marché est sans doute un mécanisme efficace (mais non optimal) de régulation des comportements économiques intéressés de l'individu. Mais il se trouve que l'individu ne se réduit pas à de tels comportements, y compris lorsqu'il participe à la vie économique. Le mardi 29 octobre 1929 au matin, il était bien sûr aberrant de vendre à Wall Street ses paquets d'action pour quelques dollars. Mais tout le monde l'a fait. S'il est une leçon à retenir de deux siècles d'expérience capitaliste, c'est que l'économie marchande ne tend pas vers l'équilibre parfait, mais vers le déséquilibre fatal, ce moment où la somme des rationalités individuelles se transforme en folie collective et où les autres penchants de la nature humaine, trop longtemps comprimés, reprennent brutalement le dessus. Au terme d'une instabilité permanente ayant finalement provoqué une grave crise internationale, le premier grand marché auto-organisateur de l'histoire a abouti à l'État administrateur-régulateur (keynésien ou myrdalien) et à l'État totalitaire (nazi ou communiste). Le second, qui se met en place aujourd'hui, sécrétera à son tour des corrections socio-historiques. L'État national occupera sans doute une moindre place dans ce phénomène d'apprivoisement du marché, dont les lignes de force commencent à se dessiner : priorité au local sur le global, restauration des liens de proximité, nouvelle division du travail entre tâches requises par la puissance, tâches motivées par la reconnaissance et tâches nécessaires à la subsistance, auto-organisation des « exclus » en communautés alternatives articulées autour de l'échange non marchand, réappropriations « sauvages » des nouvelles technologies de l'information et de la communication, émergence à l'échelle continentale ou planétaire de normes en matière environnementale, sociale ou bio-éthique, conflits entre puissances mondiales dont la nature économique (captation des ressources rares, recherches de nouvelles zones d'investissement et d'exportation) deviendra politique, voire militaire. Bref- une autre « grande transformation », dont la nature dépendra de notre lucidité et de notre volonté.

Charles Champetier éléments N°98 mai 2000

Les commentaires sont fermés.