L’État français privatise. Il privatise la Française des jeux, ENGIE et ADP, les barrages et bientôt les routes, après les autoroutes. La question que pose notre temps est celle de la vraie définition des fonctions régaliennes : qu’est-ce qui doit relever de l’État ?
Ce que l'État nous dit c'est qu'il n'a pas vocation à gérer l'énergie, les jeux, les transports. Il le dit pour plusieurs raisons. D'une part, et de la manière la plus plate, la plus simple et la plus désagréable, il y est contraint par l'Union européenne qui exige qu'on dérégule l'énergie et les transports.
Sans être farouchement libéral, on peut considérer que la doctrine des monopoles naturels a vécu, en effet. On pouvait trouver légitime que ces monopoles naturels soient des monopoles d'État à cause de l'ampleur pharaonique des investissements nécessaires pour créer telles sortes d'infrastructures par exemple, établir ex nihilo un réseau de voies ferrées, équiper tout un pays en centrales nucléaires ou même, plus modestement, équiper des communes montagnardes en remontées mécaniques, comme la Caisse des dépôts le fit à travers la Compagnie des Alpes. L'État se substitue légitimement à l'initiative privée si le bien commun exige qu'un équipement onéreux soit accessible à tous (de manière gratuite ou faiblement prisée). On a vu, au moment où le transport aérien fut libéralisé en Europe, que tous les discours sur l'impossible rentabilité des compagnies intérieures privées étaient faux les opérateurs privés réussirent aussi bien et mieux que les opérateurs publics en vendant des prestations à des prix inférieurs. Certains monopoles d'État n'ont d'autres justifications que la préservation d'une économie de rente.
Là où le bât blesse, c'est sur la nature des biens et services qui seraient rendus à la sphère privée. L'énergie électrique, par exemple, quelle que soit son origine (nucléaire, thermique, hydraulique), enchérit sans cesse dans un contexte de stagnation des revenus qui fait que la part des dépenses contraintes des ménages, c'est-à-dire la part incompressible (loyer, eau, électricité), augmente sans cesse. Ne serait-il pas légitime, dans ce contexte, que l'État rende un service public, quitte à ce que l'activité soit déficitaire, et cela précisément au nom du bien commun ?
La fluidité, nouveau dogme
Mais un tel discernement n'est pas possible aujourd'hui parce que l'Union européenne exige de la France qu'elle ouvre à la concurrence ses barrages hydroélectriques - en faisant fi des autres services - publics que rend EDP (comme la régulation des besoins en eau) et, sous Macron, la France y répond favorablement, car l'État cherche de l'argent. C'est l'autre raison de ces privatisations trouver des ressources pour que l'État ne soit pas prisonnier de capitaux immobiles et peu rentables. On retrouve là l'idée chère à Macron, et traduite par toutes ses propositions fiscales, idée selon laquelle tout investissement immobilier, statique, est un péché contre la Fluidité érigée en nouveau dogme du Marché.
L'État stratège, désormais, ne s'occupe pas d'organiser sa puissance en domestiquant des activités stratégiques (production d'énergie, industrie militaire, télécommunications, transports, aéroports…) mais en se constituant un capital mobile qui lui permet, sur les marchés financiers, de dégager des revenus qu'il réinjecte dans l'économie via les investisseurs publics, Banque Publique d'Investissement ou autres. L'État privatise car il veut être fluide. Désormais, il ne conçoit plus sa puissance comme une indépendance, une autonomie, un réduit, mais comme une capacité à intervenir en tirant parti de revenus qui ne doivent pas être incarcérés dans des structures lentes à réformer. Selon une telle doctrine, la souveraineté de la France se réduit à devenir un fonds souverain, un fumeux « fonds pour l'industrie et l'innovation ».
La piteuse incertitude des cours de Bourse et la manière infaillible dont l'État gère mal ses participations financières sont déjà deux bons indicateurs de la non-pertinence de cette stratégie. Là où les privatisations envisagées, et votées, révèlent encore plus leur absurdité, c'est quand on les oppose à la cacophonie européenne, incapable de protéger nos actifs industriels (la grotesque fusion ratée Alstom-Siemens en est l'emblème), et aux pratiques chinoises qui fragilisent l'Union européenne autant qu'elles assoient la puissance chinoise. L'État français va se désengager d'actifs stratégiques que représentent les infrastructures routières, aéroportuaires, hydroélectriques, et abandonner ses participations dans l'énergie alors même que le projet chinois de nouvelle route de la soie montre que ces actifs sont cruciaux pour développer et maîtriser les échanges, et que la géopolitique de l'énergie explique vingt et même trente ans de tensions et de conflits dans le monde contemporain. On peut se moquer de la privatisation de la Française des jeux, certes, mais comment accepter que des financiers sans patriotisme (et rappelons que De Gaulle n'a JAMAIS réussi à instaurer une puissance économique nationale) deviennent les propriétaires sans contrepartie, sans engagement, sans garantie, des biens qui permettent aux Français de se chauffer et de se déplacer - de vivre, tout simplement ? Il n'y a pas que la police et la justice qui concernent l'État, aujourd'hui.
Hubert Champrun monde&vie n°969 11 avril 2019