Le mot « antisémitisme » ne peut s'appliquer sans confusion ni anachronisme aux attitudes et aux conduites antijuives observables dans l'Antiquité gréco-romaine ainsi que dans le monde christiano-européen d'avant le milieu du XIXe siècle. Il y a eu une judéophobie antique et un antijudaïsme religieux. Contrairement à l'antijudaïsme, qu'il soit populaire ou théologico-religieux, l'antisémitisme tel qu'il est observable à partir du début des années 1880 en Allemagne, puis quelques années plus tard en France, se présente comme une vision du monde ou une idéologie politique à part entière, un système de représentations et de croyances qui remplit une fonction cognitive expliquer les malheurs du genre humain en les attribuant à une cause diabolisée : « le Juif », incarnant une « race » dangereuse (et une fonction mobilisatrice (inciter à combattre les Juifs et leur « influence » polymorphe).
L'antisémitisme a été une forme de racisme visant les Juifs. Elle a existé en Europe, grosso modo, du milieu du XIXe siècle au milieu du XXe. Il n'en va pas de même avec ce que j'appelle la « nouvelle judéophobie », qui a partie liée avec l'antiracisme et l'antisionisme. Depuis les années 1980, la question antijuive s'est déplacée, tandis que l'antiracisme se retournait contre les Juifs dans le sillage d'un antisionisme radical qui s'est globalisé. La question s'est aussi compliquée, car les nouveaux antijuifs avancent sous les couleurs d'un antiracisme sans frontières incluant la « lutte contre l’antisémitisme ». C'est l'acte de naissance d'une nouvelle figure paradoxale : l'antiraciste antijuif. Les nouveaux antijuifs prétendent en effet « lutter contre l’antisémitisme ». Nous sommes en présence d'une imposture de grande envergure, qui consiste à mobiliser contre les Juifs ceux qui se disent « contre tous les racismes ». Ce néo-antiracisme est un pseudo-antiracisme. On peut voir dans le processus mis en œuvre une réinvention de l'idée d'une « race juive » maudite, notamment dans le mythe du « complot sioniste mondial ». Le pseudo-antiracisme à cible juive ou « sioniste » témoigne ainsi du surgissement d'une nouvelle zone d'ambiguïté en expansion, celle qui, trois décennies plus tard, s'est installée à l'intersection de la propagande « antisioniste », de l'idéologie décoloniale et de l'activisme islamiste. Aujourd'hui, les antijuifs ne sont plus nécessairement racistes, et, si l'on excepte certains groupes néo-nazis marginaux, ils ne supposent pas l'existence d'une « race sémitique ». Ils sont même bien souvent antiracistes ou se disent tels, alors même qu'ils diffusent des thèmes relevant du racisme anti-Blancs. La « nouvelle judéophobie » est pour l'essentiel l'affaire des milieux que j'ai baptisés, en 2001-2002, « islamo-gauchistes ».
Il y a aussi un nouvel antiracisme qui est en train de naître aux États-Unis après la mort odieuse de George Floyd. Vous dites de cet antiracisme qu'il se développe comme « une passion aveugle ». Traité de cette manière, est-ce que l'antiracisme ne devient pas une forme de racisme ?
Depuis plusieurs années, comme en témoignent plusieurs best-sellers (dont celui, affligeant, de Robin DiAngelo, Fragilité blanche), l'antiracisme est redevenu à la mode aux Etats-Unis, sous la pression du mouvement Black Lives Matter lancé par un groupe d'activistes afro-américaines à la suite de l'acquittement, le 13 juillet 2013, d'un surveillant de voisinage, Georges Zimmerman, qui avait tué un adolescent noir Trayvon Martin. Cette mobilisation antiraciste s'est intensifiée à partir de 2016, après la victoire de Donald Trump à l'élection présidentielle, le nouveau président étant dénoncé par ses adversaires politiques comme un démagogue raciste incarnant le suprémacisme blanc, voire comme un fasciste. Depuis le mois de juin 2020, à la suite du meurtre de l'Afro-Américain George Floyd par un policier blanc, le 25 mai 2020 à Minneapolis, la mode antiraciste, sous sa forme étatsunienne, s'est traduite par des manifestations qui se sont multipliées dans de nombreuses parties du monde. Le schéma de cette action meurtrière se prêtait particulièrement aux interprétations manichéennes et racialisées : d'un côté (le bon), une victime innocente incarnée par une « personne de couleur », perçue comme une victime du racisme; de l'autre (le mauvais), un assassin raciste anti-noir incarné par un policier blanc, devenu le symbole des violences policières motivées par le racisme. La « cause noire » s'est ainsi réinscrite à l'ordre du jour.
Ces mobilisations s'affirmant antiracistes ont été décryptées au moyen des modèles d'intelligibilité disponibles, fournis par une littérature militante et semi-savante, aussi foisonnante que répétitive, sur le « racisme systémique », la « domination blanche », le « privilège blanc », le « racisme d'Etat ». Elles ont donc été interprétées comme des révoltes légitimes contre le racisme censé être au cœur des sociétés « blanches » et du « pouvoir blanc ». Nombreux sont les manifestants qui ont vu dans l'ordre sociopolitique qu'ils contestaient, supposé fondé sur la « suprématie blanche », un « vieux monde » injuste et violent qu'il fallait enfin détruire. Pour tous les ennemis du « système » capitaliste, raciste et hétéro-patriarcal), le Grand Soir semblait s'annoncer. Les nostalgiques de l'utopisme révolutionnaire ont trouvé dans le « nouvel antiracisme » de quoi nourrir leur volonté de revanche et leur espoir de construire un ordre social parfait, sur les ruines de l'ancien.
Le phénomène majeur dont on observe le développement depuis les années 1980, est la corruption idéologique de l'antiracisme, qui a fait surgir ce que j'appelle depuis longtemps le pseudo-antiracisme, dont le prétendu « nouvel antiracisme », dit encore « antiracisme politique » par les mouvances décoloniales et indigénistes, n'est que la dernière figure en date. La « lutte contre le racisme » a été monopolisée par des minorités militantes se disant « non blanches », pour se transformer insensiblement en racisme anti-blancs. Ce dernier se manifeste notamment par un vandalisme pseudo-antiraciste : monuments souillés, lynchages rétrospectifs, décapitations symboliques, furie iconoclaste, spectacles interrompus par la force. Les défilés « contre le racisme et les violences policières » s'accompagnent de violences et prennent parfois l'allure d'émeutes, au nom de la bonne cause, la cause antiblanche. Tout se passe comme si l'hostilité haineuse envers « les Blancs » et tout ce qui est perçu comme culturellement « blanc » était devenue respectable dans l'espace public.
Ces mobilisations pseudo-antiracistes ont contribué à banaliser un mélange de honte de soi et de haine de soi chez les « Blancs », voués à faire pénitence en s'accusant de bénéficier du « privilège blanc » et d'être, qu'ils le veuillent ou non, les complices et les bénéficiaires d'un système social fondé sur le « racisme systémique ». Le terrible message central du pseudo-antiracisme est qu'il n'y a pas de « Blancs » innocents. C'est là réinventer la « fatalité de race », trait fondamental du vieux racisme biologique européen. Le grand malheur du XXIe commençant, ce sera d'avoir été la période où les idéaux antiracistes ont été mis au service de l'intolérance, du sectarisme et de la violence iconoclaste.
Dernier ouvrage paru : La pandémie par delà les peurs réinventer l'État-nation ? éd. de l'Observatoire, avril 2020, 50 p.
photo : L'antiracisme s'est figé dans un « discours sloganique » jusqu'à être « monopolisé par des minorités militantes se disant 'non blanches' pour se transformer insensiblement en racisme anti-Blancs ».
Monde&Vie 14 août 2020 n°989