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La doxa libérale du parti socialiste passée au crible

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Après les « réacs », les « nouveaux réacs », voici les « réacs de gauche » Collectif informel de jeunes intellectuels de gauche conduit avec talent par le politologue Laurent Bouvet, la « Gauche populaire » passe au crible l'idéologie dominante du parti socialiste Au risque des anathemes et des procès en sorcellerie pour «lepenisme» Pierre Le Vigan décrypte son dernier livre, Le sens du peuple.

Qu'est-ce qui a éloigné durablement le socialisme de la République ? C'est la nature foncièrement libérale et individualiste, héritée des Lumières, de cette république bourgeoise. D'où une césure de plus en plus nette entre, d'une part, le socialisme en tant que visée de transformation sociale et d'émancipation des travailleurs et, d'autre part, la gauche, ramenée de nos jours à la prise en charge des revendications communautaristes et sociétales les plus diverses, et les plus contraires à la notion même de peuple, à la fois peuple-nation, peuple démocratique et peuple-classe des travailleurs. La gauche est devenue en effet, selon le mot de Marcel Gauchet, « pluraliste-identitaire-minoritaire ». Elle défend tout ce qui renvoie d'abord à une supposée hétérogénéité de la société, constituée en fait de niches de consommation et de tribus parfaitement compatibles avec l'homogénéisation marchande. Diversité d'apparence, uniformité de fond ou, en d'autres termes, américanisation bariolée du monde. C'est le remplacement du compromis fordiste (en termes économiques) et social-démocrate (en termes politiques) de l'après-guerre et des Trente Glorieuses par un compromis « libéral-communautariste ».

Le divorce entre la gauche et le peuple

L'apport fondamental de Laurent Bouvet est de montrer que les socialistes du PS sont devenus libéraux au plan économique par « nécessité » (elle est bien sûr toute relative) à partir de 1982-1983, mais qu'ils le sont devenus d'autant plus facilement qu'ils l'étaient déjà au plan culturel. Depuis quand ? Depuis ce qu'Henri Mendras a appelé la « révolution hédoniste », qui s'est déployée depuis le milieu des années soixante(1) avec la trilogie « bagnole-frigo-télé ». Dire que les socialistes sont devenus libéraux n'est pas suffisant. Ils ont épousé les formes nouvelles du libéralisme. Celui-ci est en effet plus qu'une doctrine; c'est une vue du monde. C'est un processus et une logique. Depuis plusieurs décennies, la logique libérale a mené à une révolution de la doctrine des droits. D'une part, les droits de l'homme et du citoyen ont été rabattus sur les seuls droits de l'homme devenu citoyen, d'une façon purement procédurale, d'un pays - « hôtel » sans substance culturelle ni ethnos propre (ethnos : un terme qui ne signifie pas autre chose que peuple). D'autre part, les droits ne sont plus ce qu'ils étaient. Nous sommes passés des droits-libertés (les droits de faire quelque chose) aux droits-créances (les droits à), puis aux droits-identités (les droits à être reconnu pour ce que l'on prétend être). Ce que l'on appelle les « nouveaux mouvements sociaux », liés aux droits de deuxième génération et plus encore à ceux de troisième génération (du type Gay Pride), représentent quelque chose qui n'a plus aucun rapport avec les droits du peuple entendu comme un acteur historique national, social et démocratique. Les multitudes, celles de Michael Hardt et Antonio Negri - ou les tribus -, remplacent le peuple. La place prise par l'idéologie des droits de l'homme empêche de penser d'une quelconque façon les droits du peuple. Le PCF lui-même, qui se voulait le parti des travailleurs(2) et du peuple, s'affirme depuis 15 ans simplement comme le « parti des gens »(3). De son côté, le Parti socialiste a abandonné sa vision marxisante de la société (années 1970), et son thème du « front de classe »(4) pour analyser les rapports sociaux sous l'angle de la dialectique centre-périphérie. Il y a donc des inclus, les salariés en CDI, des hyper-inclus que sont les fonctionnaires, des reclus (les ghettoïsés) et des exclus (immigrés, jeunes, sans-papiers, etc.). De même que le gaullisme avait sauté par-dessus les banlieues populaires et communistes pour développer les grandes banlieues et espaces péri-urbains, de même le PS saute par-dessus les classes populaires pour essayer de mettre en place une alliance entre des inclus, les bobos des villes de sensibilité libérale-libertaire, et les supposés-exclus que sont le immigrés des banlieues. Une alliance théorisée par la fondation Terra Nova. Le divorce entre la gauche et le peuple est d'autant plus douloureux que les élites médiatiques, en grande majorité libérales-multiculturalistes(5) (élites qui sont les moins confrontés aux effets douloureux de l'immigration), donc « de gauche » au sens culturel, désignent le peuple (confronté de plein fouet aux difficultés créées par l'immigration) comme responsable des échecs de l'immigration par son manque d'ouverture et, pour le dire brièvement, sa « beaufitude ».

La contradiction de la gauche

Comment en est-on arrivé là ? En conséquence de ce qu'Henri de Man a appelé L’ère des masses(6). Trois processus ont en effet changé l'image du peuple depuis notre entrée dans cette ère. Le nationalisme ou instrumentalisation du peuple en vue de la puissance a déconsidéré le peuple-politique. Le communisme léniniste et stalinien a donné une image caricaturale et repoussante du peuple-classe des travailleurs. Enfin, la prise de pouvoir par les technocrates au service d'une hypervlasse mondiale a donné du peuple démocratique une image peu convaincante, la démocratie étant réduite à des procédures. Ainsi, après 1945, sommes-nous entrés dans une « société sans peuple », dans la « société des individus » (Norbert Elias), la société des droits de l'homme.

La rencontre de la gauche avec le socialisme n'était rien moins que naturelle. C'est pourquoi elle a échoué. La gauche pouvait être républicaine et socialiste, mais elle ne pouvait être socialiste, libérale et républicaine en même temps. C'est pourquoi elle a tout à fait cessé d'être socialiste sans pouvoir même rester républicaine. Pour bien saisir ce processus, il faut aussi le voir dans l'autre sens : l'impossibilité des républicains à aller vers un certain socialisme. La République a en effet dû affronter la question sociale. Elle l'a fait à travers l'action du radical-socialisme et de ses avancées sociales, telles la loi Waldeck-Rousseau sur les syndicats de 1884, la loi de 1900 sur la durée du travail, celle de 1906 sur le repos hebdomadaire. Le point culminant de cette tentative de règlement républicain de la question sociale sera la doctrine du solidarisme de Célestin Bougie(7) et de Léon Bourgeois(8). Le solidarisme devient alors la philosophie officielle de la République d'avant 1914. C'est en quelque sorte la République poussée jusqu'au bout. Il s'agit de concilier le social d'une part, la liberté et la propriété d'autre part. C'est en somme la République qui tient (tenait) les deux ensembles. Radicaux-socialistes venus de la matrice libérale des Lumières et socialistes venus du mouvement ouvrier, mais-déportés très à droite, se sont retrouvés pour gouverner. Généralement peu de temps. Le Cartel des gauches de 1924, le Front populaire de 1936, l'expérience Mendès-France, mai 1981 et ses suites, montreront la caducité historique de ce modèle, dans la mesure même où le libéralisme s'étant étendu à tous les aspects de la vie individuelle et sociale, il était devenu radicalement incompatible avec la République.

À l'issue de ce processus, les anciens schémas d'une gauche rassemblée autour de la classe ouvrière et de l'idée d'émancipation des travailleurs ne peuvent plus avoir cours. Depuis lors, la gauche dispose de deux voies possibles. L'une est l'approfondissement du multiculturalisme et la poursuite de l'impasse faite sur le peuple, c'est la voie de Terra Nova, et c'est celle réellement appliquée par le PS, mais non assumée. L'autre voie, électoralement complémentaire, mais politiquement intenable dans la durée, est le populisme de gauche à la Mélenchon. Contrairement au populisme de Bernard Tapie dans les années 1990, il possède un arrière-plan idéologique plus structuré l'héritage jacobin et le communisme réintégré dans la tradition française, réduit à un simple prolongement de la Grande Révolution considérée comme un bloc de 1789 à 1794. Pour autant, le Front de gauche de Mélenchon n'échappe pas à la contradiction de la gauche. Si on prône la totale liberté de soi dans le domaine individuel, comment la refuser dans le domaine économique ? « Comment justifier le contrôle des marchandises et des capitaux, mais pas celui des personnes ? », s'interroge Laurent Bouvet. La surenchère mélenchoniste ne résout pas le problème elle l'aggrave.

Revenir aux sources

Le populisme n'est pas le seul moyen de mener une politique pour le peuple et par le peuple. Il y a une politique populaire possible à condition de représenter le peuple, c'est-à-dire de le rendre présent à lui-même et à ses propres responsabilités historiques. À condition de l'incarner, c'est-à-dire de donner de lui une image digne. À condition de lui proposer une narration, c'est-à-dire de montrer que les efforts fournis s'inscrivent dans une histoire qui a du sens. Il faut retrouver le sens des récits historiques. Ce ne peut être le cas avec cette Europe purement économique qui nie la dimension politique de l'homme et le soumet entièrement à la loi du marché. Marc Bloch écrivait en 1943 : « La République est le régime du peuple. Le peuple qui se sera libéré lui-même et par l'effort commun de tous ne pourra garder sa liberté que par la vigilance continue de tous. Les faits l'ont aujourd'hui prouvé : l'indépendance nationale à l'égard de l'étranger et la liberté intérieure sont indissolublement liées, elles sont l'effet d'un seul et même mouvement. Ceux qui veulent à tout prix donner au peuple un maître accepteront bientôt de prendre ce maître à l'étranger. Pas de liberté du peuple sans souveraineté du peuple, c'est-à-dire sans République. » C'est le point essentiel : la République, ce n'est pas seulement le droit de vote, ce n'est pas seulement l'addition de procédures démocratiques, c'est la souveraineté du peuple Charles Renouvier écrivait de son côté en 1848 : « Un citoyen est un homme qui vit dans une République et qui y prend sa part de souveraineté. » Il est des moments, où il ne faut pas chercher du neuf, mais simplement revenir aux sources.

Laurent Bouvet, Le sens du peuple. La gauche, la démocratie, populisme. Gallimard, 296 p., 18,50 €.

1). Cf. Pierre Rimbert, « L'histoire ne repasse pas les plats », in Le Monde diplomatique, avril 2012.

2). En 1976, quand le PCF abandonne à son XXIIe congrès la notion de dictature du prolétariat, il envisage un temps de la remplacer par le concept de « pouvoir du peuple-travailleur ».

3). On est loin de l'époque où Paul Vaillant-Couturier parlait de « rendre la France aux Français » (L'Humanité, 12 juillet 1936).

4). Dès son projet de 1991 Le PS sera tenté par une analyse « droitiste » sous l'impulsion de Malek Boutih, considérant que son échec d'avril 2002 était la conséquence de sa boboïsation, de son angélisation de l'immigration, et de son abandon de la valeur travail. Une velléité de remise en cause abandonnée.

5). Cf. Dimitris Parsanoglou, « Multiculturalisme(s) », in Socio-anthropologie.revue.org [revue électronique en ligne], n° 15, 2004.

6). L'ère des masses et le déclin de la civilisation, 1951 Disponible en ligne.

7). C. Bougie, Le solidarisme, 1907 édition en ligne.

8). Léon Bourgeois est parfois considéré (cf. Serge Audier, Léon Bourgeois. Fonder la solidarité, Michalon, 2007) comme le théoricien d'un « socialisme libéral » (une expression qu'il employa lui-même), notion relevant d'un oxymore, aussi difficilement défendable que l'interprétation de Pierre Leroux comme socialiste libéral par Vincent Peillon (Pierre Leroux et le socialisme républicain, Le Bord de l'eau, 2003). En fait, comme le notera Emile Boutroux, le solidarisme, comme les autres socialismes associationnistes dont il était proche tel le coopérativisme, avait le libéralisme pour principal ennemi. Cf. Roberto de Mattei, De l'utopie du progrès au règne du chaos, L'âge d'homme, 1993.

Pierre Le Vigan éléments N°144

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