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Contre la démocratie représentative, redécouvrir l'anarchisme 2/2

Citons à cet égard une célèbre apostrophe de Proudhon sur le sort du gouverné, qui semble décrire aussi bien la mobilisation totale des masses soumises des régimes totalitaires du XXe siècle qu'annoncer certains aspects de la vie du citoyen de nos démocraties marchandes et télé-surveillées : « Être gouverné, c'est être gardé à vue, inspecté, espionné, dirigé, légiféré, réglementé, parqué, endoctriné, prêché, contrôlé, estimé, apprécié, censuré, commandé, par des êtres qui n'ont ni le titre, ni la science, ni la vertu. Etre gouverné, c'est être à chaque transaction, à chaque mouvement, noté, enregistré, recensé, tarifé, timbré, toisé, coté, cotisé, patenté, licencié, autorisé, admonesté, empêché, réformé, redressé, corrigé. C'est sous prétexte d'utilité publique et au nom de l'intérêt général être mis à contribution, exercé, rançonné, exploité, monopolisé, concussionné, pressuré, mystifié, volé puis, à la moindre réclamation, au premier mot de plainte, réprimé, amendé, vilipendé, vexé, traqué, houspillé, assommé, désarmé, garrotté, emprisonné, fusillé, mitraillé, jugé, condamné, déporté, sacrifié, vendu, trahi, et pour comble, joué, berné, outragé, déshonoré. »(6)

Esprit archéo-futuriste

Comme l'a rappelé Jean-Claude Michéa à propos des premiers théoriciens du socialisme, c'est une illusion rétrospective de classer Proudhon, Kropotkine ou même Bakounine parmi les grands ancêtres des gauches contemporaines. Ainsi, il n'est pas rare de rencontrer dans leurs œuvres de nombreux textes où sont parfois défendus, contre l'atomisation libérale et les républiques « unes et indivisibles », certains aspects sociaux et économiques des communautés traditionnelles.

Comme le notait Maurras dans une préface trop méconnue à ses essais historiques, « il n'y a point de futurisme qu'un passéisme ardent n'ait d'abord animé ». Si les premiers anars sont révolutionnaires et futuristes, c'est en manifestant cet esprit archéo-futuriste. Leur sympathie pour un passé souvent idéalisé est l'instrument d'une critique radicale des nouvelles idoles de la modernité. À la centralisation née de la monarchie absolue et accentuée par la révolution bourgeoise de 1789, les libertaires ont souvent opposé les expériences de la commune médiévale, et à la division du travail et au bagne industriel, l'idéal de solidarité des anciennes corporations d'artisans. C'est donc logiquement qu'ils ont longtemps refusé tout compromis avec la bourgeoisie progressiste de leur époque. Une bourgeoisie qui considérait, au nom de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen, le droit de grève et l'union du prolétariat comme une entrave insupportable à la liberté d'entreprendre. Quand la passion dominante de l'étatisme républicain et de l'économisme libéral était une recherche de l'unité abstraite - celle du jacobinisme ou du grand marché indifférencié -, les anarchistes ont cherché au contraire à penser la conjugaison des différences, à trouver entre l'action libre des communautés et l'unité nécessaire, un équilibre qui ne trouve pas sa solution dans le recours à la force coercitive ou la transformation de la société en caserne, ni dans une utopie libérale qui ne reconnaît que des nomades consuméristes, égoïstes et productifs. Kropotkine, « prince noir de l'anarchie », reprochait à l'État moderne d'avoir détruit les liens unissant les hommes des sociétés pré-capitalistes. Et de préciser que les jacobins de 1793 avaient brisé ceux là-mêmes qui avaient résisté à l'absolutisme royal « afin que la nation devienne une masse incohérente de sujets que rien n'unit, soumis sous tous les rapports à une autorité centrale ». Sur ce dernier point, la critique anarchiste a su reconnaître dans la modernité l'âge des masses et des foules solitaires. Aussi l'un des intérêts du fédéralisme des libertaires - de Proudhon à Murray Bookchin - est de ne pas sacrifier à ce fétichisme de l'unité qui a souvent caractérisé de nombreux projets révolutionnaires des siècles derniers. Au contraire il cherche les voies d'une autonomie réelle des communautés humaines. Au tout politique ou à l'attente du grand soir, il travaille, hic et nunc, à construire des alternatives. L'histoire du mouvement anarchiste est ainsi jalonnée par de multiples tentatives de rompre concrètement avec l'État et de sortir des grands circuits de l'économie capitaliste. Coopératives agricoles de la Catalogne insurgée de 1936, école autogérée, mutuelles ouvrières, etc. Il faut noter qu'à cette défense et illustration du fédéralisme, de nombreux anarchistes ont très tôt ajouté la critique de l'idéologie de la croissance. On peut déjà en trouver la trace dans certains écrits de Proudhon. Le vieux révolutionnaire regrette ainsi que l'homme moderne « ait foi en ce qu'il appelle fortune » et qu'« il regarde l'accumulation de richesse et la jouissance qui s'ensuit comme une fin en soi », il flétrit un siècle « pénétré de cette croyance plus folle encore que toutes celles qu'elle à la prétention de remplacer ». Une phrase à méditer.

Une source vive d'inspiration

Les anarchistes ont enfin souvent mené une critique radicale des procédures modernes de représentation qui garde aujourd'hui une force et une actualité. À l'heure où la nouvelle classe promeut la gouvernance et où les syndicats et les partis de gauche se sont ralliés au « dialogue social », de nombreux textes anarcho-syndicalistes demeurent des instruments indispensables pour combattre les mystifications politiques de notre temps et éviter les pièges de la politique parlementaire. Attaquant le mythe de la souveraineté populaire, ils rejoignent là le meilleur de la polémique contre-révolutionnaire, mais pour défendre une citoyenneté active contre le « spectacle de la représentation ». Edouard Berth, dans son livre Les méfaits des intellectuels(7) résume parfaitement les griefs anarchistes contre la démocratie représentative. Il écrit que cette démocratie ne conçoit « la liberté que comme celle de la monade, ou si l'on préfère la liberté d'Épicure, retirée du monde, dans la paix de son égoïste et solitaire ataraxie. Et voilà comment la démocratie entend le peuple roi de sa puissance collective, il ne reste plus grâce à elle qu'une procession d'ombres craintives, qui exercent en tremblant et en se cachant, dans le silence de leur conscience abandonnée à son égoïsme et à sa lâcheté, leur soi-disant souveraineté. » L'urne et l'isoloir sont ici les symboles de l'abdication. Dans un langage plus vert, le pamphlétaire anarchiste Emile Pouget demandait, en 1896, aux lecteurs de son Almanach du Père Peinard, de lui indiquer « une fumisterie plus carabinée, une couleuvre à avaler, plus grosse que le serpent Boa de la souveraineté populaire ». On voit que les anars avaient peu d'illusions sur les chances d'une révolution par les urnes... Si l'anarchisme a parfois péché par son aventurisme et son refus de prendre en considération certaines servitudes de l'action politique, il reste une source vive d'inspiration pour ceux qui refusent la fausse alternative entre les révolutions totalitaires et le cauchemar climatisé des démocraties libérales de marché. Mais sans doute faut-il réviser son histoire et relire ces penseurs à la lumière d'une intelligence plus politique. Faire cohabiter dans une nouvelle formule d'action et de critique sociales la colère de Bakounine, les intuitions de Proudhon et les pratiques insurrectionnelles des anarcho-syndicalistes avec la rigueur et la lucidité d'un Machiavel ou d'un Julien Freund.

1). Jacques de Guillebon et Falk van Gaver, L'anarchisme chrétien, L'Œuvre, Paris 2012.

2). « Cher Ricardo, J'ai lu avec beaucoup d'intérêt le livre de votre ami Georges Laffly, les catholiques extrémistes sont les seuls qui me paraissent sympathiques, Léon Bloy notamment. C'est un livre comme on en rencontre très peu : il a un air de parfaite sincérité. » Extrait d'une lettre de Guy Debord à Ricardo Paseyro, 12 avril 1994.

3). Pierre Kropotkine, Mémoires d'un révolutionnaire, Scala, Paris 1989.

4). Sébastien Faure, Encyclopédie anarchiste, Éditions des Équateurs, Paris 2012.

5). Claude Harmel, Histoire de l'anarchie, des origines à 1880,Ivréa, Paris 1984.

6). Pierre-Joseph Proudhon, Idée générale de la révolution au XIXe siècle, Flammarion, Paris 1851

7). Edouard Berth, Les méfaits des intellectuels, préface de Georges Sorel, Krisis, Paris 2007

Olivier François éléments N°147 avril-juin 2013

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