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Charles Robin : « L'impasse idéologique de l'extrême gauche » 1/2

En deux essais, Le libéralisme comme volonté et comme représentation et, plus récemment, Penser le libéralisme, Charles Robin s'est imposé comme le jeune chef de file de ce qu'on pourrait appeler le « courant Michéa ». Rendant compte de ses ouvrages dans un précédent numéro d'Éléments, David L'Épée avait remarqué que ce jeune philosophe montpelliérain de 26 ans, né à l'extrême gauche au Nouveau parti anticapitaliste (NPA) notamment, savait également manier l'anecdote, la satire et le pamphlet. Raison de plus pour l'interroger...

Propos recueillis par Alain de Benoist

Éléments : Vous avez publié il y a peu un superbe essai sur Le libéralisme comme volonté et comme représentation. Ce titre d'inspiration schopenhauerienne est assorti d'un sous-titre : Démontage d'une mythologie politique contemporaine. En quoi le libéralisme est-il pour vous une « mythologie » ? Comment le définissez-vous ?

Charles Robin : Parler du libéralisme comme d'une « mythologie », c'est avant tout faire remarquer que son hégémonie actuelle est soumise à une série de « fictions » qui en conditionnent le déploiement dans l'ensemble de nos sociétés. La fiction centrale du libéralisme, c'est l'idée que celui-ci ne renverrait à rien d'autre qu'à une doctrine économique, dont les principaux adeptes se logeraient, pour l'essentiel, à la droite de l'échiquier politique. Il conviendrait ainsi, selon ce raisonnement (dont les ramifications sont lointaines et multiples), de voir dans la « droite » contemporaine le représentant principal, sinon exclusif, de la pensée libérale, quand la « gauche » (et, a fortiori, l’ « extrême gauche » se présenterait comme son adversaire idéologique naturel et le plus performant.

Or, la moindre étude sérieuse du courant philosophique libéral (depuis sa formalisation théorique par les penseurs des Lumières jusqu'à son règne contemporain sous la forme de la « globalisation ») suffit à démontrer que le libéralisme plonge ses véritables racines intellectuelles dans ce qu'il est présentement convenu d'appeler la « gauche », à savoir ce conglomérat de pensées hétéroclites reliées par l'idée (et à partir de postulats et de visées politiques souvent discordants) que la lutte pour les « libertés individuelles » et la reconnaissance des « minorités », substrat métaphysique de l'actuel « droit à la différence », devrait apparaître comme l'unique fondement concevable de tout projet de civilisation « moderne » et « progressiste ». C'est la raison pour laquelle on trouvera, parmi toutes les formations philosophiques qui composent la constellation libérale au XVIIIe siècle, aussi bien des représentants du courant « jusnaturaliste », pour lesquels il existe des droits inhérents à la nature de l'être humain (comme la liberté, la propriété, ou encore la sécurité) que des disciples de l'école « utilitariste », lesquels voyaient dans l'élimination de toutes les contraintes institutionnelles ou traditionnelles exercées sur la « puissance d'agir » des individus la condition sine qua non de l'accès du corps social à l'« utilité », c'est-à-dire (selon le lexique en vigueur à l'époque) à la « prospérité » et au « bonheur ».

Une cruelle leçon

Il importe d'ailleurs ici de souligner qu'historiquement, utilitarisme et jusnaturalisme, qui représentent les deux modalités philosophiques de toute politique libérale contemporaine, aussi bien sous sa forme économique et « entrepreneuriale » que sous sa forme culturelle et « sociétale », ont en commun d'être... des pensées « de gauche » ! C'est, en tout cas, sous ce signifiant politique que les noms de leurs principaux partisans sont parvenus à la postérité (précisons que John Stuart Mill comme Benjamin Constant furent toujours considérés comme des « libéraux de gauche »). Cruelle leçon de réel dont la gauche et l'extrême gauche modernes n'ont, manifestement, toujours pas retiré les enseignements philosophiques...

À cette fiction initiale du libéralisme conçu comme idéologie politique « de droite » vient donc immédiatement s'en greffer une seconde : celle que les différents courants de l'« extrême gauche » constitueraient aujourd'hui la seule véritable force d'opposition au libéralisme et à ses effets humainement dévastateurs. Or, dans la mesure où celle-ci adosse mécaniquement, dans son discours, sa condamnation du libéralisme économique (ou « capitalisme ») à une défense inconditionnelle des principes du libéralisme culturel et des « droits sociétaux », elle ne peut que se retrouver dans la position contradictoire et philosophiquement intenable, déjà raillée par Bossuet en son temps, de déplorer les conséquences dont elle chérit les causes ! Celle, en somme, qui consiste à s'indigner contre les ravages économiques et sociaux inhérents au modèle capitaliste (le chômage de masse, l'accroissement des inégalités, les délocalisations, etc.) tout en prenant fait et cause pour ce qui en constitue la condition de possibilité culturelle et idéologique (le « mariage pour tous », la dépénalisation du cannabis, l'euthanasie, etc.).

Vous adressez à l'« extrême gauche contemporaine » le reproche de critiquer le libéralisme économique sans réaliser sa parenté intrinsèque avec le libéralisme « sociétal ». Le mouvement du facteur de Neuilly, le Nouveau parti anticapitaliste (NPA), en prend tout particulièrement pour son grade. Est-ce une façon de régler vos comptes ? Et d'ailleurs, quel a été votre itinéraire ?

J'éprouve d'autant moins de réserve et d'inhibition intellectuelle à émettre des critiques à l'endroit de l'extrême gauche que celle-ci représente, pour ainsi dire, ma « famille politique biologique ». Ayant grandi dans un milieu populaire, et ayant été directement confronté aux nuisances sociales qu'engendre nécessairement toute politique de libéralisation, je ne pouvais que souscrire aux ambitions affichées d'un mouvement qui plaçait à l'épicentre de ses attributions la dénonciation de l'oppression économique et la lutte pour une société « égalitaire ». Si l'on ajoute à cela le fait que mon environnement social immédiat était - et demeure encore à ce jour-majoritairement composé de personnes issues de l’immigration post-coloniale et des « minorités » (concept dont j'ai, depuis, appris à mesurer l'accablante indigence sociologique), il est clair que le jeune étudiant en philosophie que j'étais ne pouvait qu'être séduit par les « valeurs » d'une organisation qui entendait ajouter à sa lutte pour la « justice sociale » celle contre le racisme et toutes les formes de « discrimination ». De ce point de vue, j'ai donc suivi la filière gauchiste classique !

Les choses ont commencé à se gâter lorsque, vers l'âge de vingt-deux ans, et paré d'une solide armature logique et méthodologique (c'est, à dire vrai, le principal bénéfice que je retire de ma formation philosophique), je pris progressivement conscience d'un certain nombre d'incohérences contenues dans le discours « anticapitaliste » et « antiraciste » de l'extrême gauche. La désignation, par exemple, de certaines catégories de la population sous des appellations génériques et uniformisantes comme celles de « jeunes », de « femmes », d'« homosexuels » ou encore d'« immigrés » - je vous renvoie ici aux pages, d'une limpidité exemplaire, des Principes-fondateurs du Nouveau parti anticapitaliste- m'apparut d'emblée comme profondément méprisante à l'égard des spécificités individuelles et des singularités culturelles, incompatible avec un engagement réel et authentique pour le « respect des différences » et la promotion de la « diversité ». Une incohérence redoublée, si j'ose dire, par l'évacuation progressive hors du champ doctrinal de l'extrême gauche de la question économico-sociale (manifestée, pour qui prête une valeur aux symboles, par le remplacement de l'emblème historique de la LCR - la jonction de la faucille et du marteau - par... un mégaphone !), au profit de la seule problématique « culturelle » et « sociétale ». N'est-il pas symptomatique que le mot « ouvrier » n'apparaisse pas une seule fois dans les Principes fondateurs du Nouveau parti anticapitaliste ?

Un divorce idéologique

En fin de compte, on pourrait parfaitement dire - si l'on devait résumer ma position - que mon divorce idéologique avec l'extrême gauche (irréductible, en ce sens, à un amer et stérile « règlement de comptes », avatar particulièrement envahissant de la société du spectacle) n'est en aucun cas le résultat d'une opposition de principe à l'idéal d'un monde égalitaire et solidaire auquel ce mouvement est traditionnellement associé. Au contraire, c'est parce que j'adhère fermement - à l'image de nombreux militants d'extrême gauche sincèrement engagés dans ce qui leur a toujours été présenté comme l'unique mode d'expression concevable de la « lutte anticapitaliste » - au projet d'une société qui aurait fait sienne le mot d'ordre de Marx « De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins » (qui, si l'on y réfléchit bien, est tout sauf un précepte « de gauche » que j'estime être tenu de signaler l'impasse intellectuelle et philosophique sur laquelle la ligne doctrinale de ma première famille politique ne peut que déboucher. Mais ce n'est un secret pour personne que c'est souvent au sein des familles qu'éclatent les plus grands conflits...

Enfin, il me paraît important de souligner - pour clore ce point - que dans le vaste complexe de causes qui déterminent l'engagement d'un nombre significatif de militants « anticapitalistes » (notamment parmi les jeunes générations) dans une organisation d'extrême gauche, une part essentielle tient au réconfort psychologique que procure, chez certains individus, le fait de pouvoir se définir comme « de gauche ». C'est là un point tout à fait crucial, dont on a - me semble-t-il - généralement tendance, dans les milieux antilibéraux « de droite », à sous-évaluer l'ampleur et la portée politique profonde. Or, il faut bien comprendre que dans une nation où le mot de « gauche » reste - pour des raisons historiques évidentes - puissamment associé, dans l'imaginaire collectif, aux notions de « progrès social » et de « défense des travailleurs », porter atteinte à l'intégrité symbolique et morale de l'extrême gauche a toutes les chances d'être perçu comme le signe manifeste d'une allégeance rampante à la « droite patronale » et au grand Capital, de nature à faire le jeu du « camp adverse ». Quand bien même il apparaîtrait de plus en plus évident que c'est l'extrême gauche elle-même qui joue désormais contre son camp.

À suivre

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