Des frontières détruites. Des démocraties balayées. Des vies condamnées. Pire la Terre transformée en un vaste marché Pilotée depuis le début des années 1970 par des États qui se sont faits les complices de leur propre dessaisissement, la mondialisation a non seulement aggravé les inégalités entre les différents pays du monde, mais aussi à l'intérieur de chacun d'eux. Histoire d'une conquête.
En novembre 2001, 45 % des Français estimaient que « la mondialisation présente plus d'inconvénients que d'avantages pour la France » (sondage Ipsos). En 2003, un sondage Politis-CSA indiquait que 72 % des Français s'inquiètent ou sont hostiles à la mondialisation. En juillet 2007, 74 % d'entre eux la jugeaient dangereuse pour les salariés (sondage Sofres) Le dernier sondage Ipsos-Cevipof montre qu'en 2013, 61 % des Français continuent à percevoir la mondialisation comme une « menace », et que cette opinion nourrit une perception négative de l'avenir qui rend plus insupportables encore les difficultés qu'ils connaissent. Aujourd'hui seuls 18 % des Français ont encore une image positive de la mondialisation. Dans son Rapport pour le président de la République sur la France et la mondialisation, daté de septembre 2007 Hubert Védrine écrivait que « si la mondialisation n'était qu'une éventualité, un choix possible parmi d'autres, et qu'elle fasse l'objet d'un référendum dans l'Union européenne, il est très probable que le non l'emporterait dans beaucoup d'entre eux ».
Créé au début des années 1950, le terme de « mondialisation » est devenu d'usage courant au début des années 1980, avant d'exploser vers 1995. Dans le texte qui suit, nous nous conformerons nous-même à cet usage, bien que le terme de « globalisation », désignant l'ensemble des processus « englobants » ou « globaux » qui structurent désormais l'espace mondial, soit beaucoup plus exact. C'est d'ailleurs celui qu'on emploie dans les pays anglo-saxons (globalizatiori), en Italie (globalizzazione), en Allemagne Globalisierung), etc.(1)
Il est de coutume de distinguer plusieurs formes de mondialisation la mondialisation financière, dont on va reparler, la mondialisation technologique, qui renvoie à l'émergence des nouvelles technologies de l'information et de la communication (NTIC), dont Internet est l'illustration la plus spectaculaire, la mondialisation culturelle, principalement liée à l'homogénisation de la culture(2) la mondialisation sociale, caractérisée par la généralisation d'un mode de vie fondé sur l'individualisme et le consumérisme. En réalité, toutes ces formes de mondialisation dérivent de la mondialisation économique financière, pour la simple raison que l'élément économique est nécessairement l'élément dominant d'une société de marché, et que pour les libéraux, seule l'économie comprise comme libre confrontation des intérêts de chacun est à même de réguler, par la négociation, les rapports entre les individus.
« Le monde est plat »
La mondialisation est donc à comprendre avant tout comme une tendance à l'interdépendance globale et à l'interconnectivité généralisée, en premier lieu pour ce qui concerne les marchés. La mondialisation tend à intégrer les marchés locaux dans un grand marché planétaire en supprimant les mesures de protection dont ils jouissaient auparavant et en les soumettant à la concurrence internationale. La mondialisation, en d'autres termes, n'est rien d'autre que le processus géo-historique d'expansion progressive du capitalisme à l'échelle planétaire, l'expansion planétaire du principe du libre marché(3).
Les étapes de ce processus se laissent repérer aisément. À partir du début des années 1970, après la disparition du système des parités stables entre les monnaies, on commence à assister à une libéralisation générale de la circulation des capitaux, à la dérégulation des pratiques financières, à la suppression des barrières douanières, à la désintermédiation (les emprunteurs privés peuvent se financer directement sur les marchés financiers) et au décloisonnement des marchés. La crise pétrolière de 1974-1975 marque la fin de l'interventionnisme d'État qui avait été la règle durant les « Trente Glorieuses », en même temps que l'épuisement du système fordiste qui avait doté les travailleurs d'une nouvelle forme de propriété, la propriété de droits sociaux garantis par l’État-providence (la « société assurancielle » qui fait de l'individu le détenteur d'un portefeuille de droits-créances).
À partir de l'accession au pouvoir de Margaret Thatcher (1979) et de Ronald Reagan (1981), le mouvement s'accélère. Les ONG et les firmes transnationales se multiplient en se déployant en réseaux planétaires. En 1983, Théodore Levitt publie un article qui décrit la montée d'une nouvelle forme d'entreprise, la « firme globale »(4). « Les firmes, écrit-il, doivent apprendre à travailler comme si le monde était un grand marché unique, en ignorant les différences régionales et nationales. Le monde est plat ».
Parallèlement, on assiste un peu partout à une montée en puissance de la pensée néolibérale héritière de Hayek et de Friedman, ce qui montre que la mondialisation n'a pas été seulement le résultat d'un « épanouissement naturel » du marché, mais aussi de la mise en œuvre d'un véritable projet idéologique. Quelques années plus tard, l'effondrement de l'URSS et la fin de la guerre froide donneront le sentiment que ce mouvement est irréversible.
Le « consensus de Washington »
La mondialisation se définit alors comme l'intégration économique de plus en plus poussée qui se produit sous l'effet de la libre circulation des capitaux, de la libéralisation des marchés, de la baisse des coûts de transport, de la réduction des barrières douanières, de la révolution communicationnelle et informatique, avec comme résultat l'homogénéisation programmée des flux financiers, des normes économiques, de la circulation des marchandises et des personnes, des moyens de communication, des produits culturels et des manières de penser, des normes sociales, etc. Elle désigne un état du monde où les externalités sont devenues si importantes qu'elles exigent des formes de gestion supranationales. On assiste ainsi à un triple mouvement d'hyperconcentration (les fusions de firmes se multiplient), d'internationalisation (la part des capitaux exportés hors de leur pays d'origine dans le produit mondial brut a augmenté de près de 600 % depuis 1980) et de financiarisation du capital (de 1990 à 2004, les valeurs boursières n'ont jamais représenté moins de 40 % du PNB). Dès 1995, les échanges de marchandises et de services atteignent le chiffre record de 6000 milliards de dollars, record qui a été pulvérisé depuis. Désireuses de relocaliser les systèmes productifs, les firmes s'implantent là où elles ont à supporter le moins de contraintes possible, notamment en matière de droit du travail, de respect de l'environnement et de charges sociales. C'est ce qu'on a appelé le « consensus de Washington », dont les trois piliers sont l'austérité, la privatisation et la libéralisation(5).
La mondialisation n'est donc pas tant celle des échanges commerciaux que celle des opérations financières circulation mondiale des capitaux, fusion du capital bancaire et industriel, concentration du capital sous forme de monopoles, etc. Dès les années 1980, la libéralisation et la dérégulation financières ont permis une croissance accélérée des actifs financiers, qui a été bien plus rapide que celle de l'investissement(6). La libre circulation des capitaux entraîne en effet le recentrage de la gestion sur la seule maximisation des profits. La rentabilité financière des placements devient plus importante que la fonction productive. Les marchés deviennent auto-référentiels au point de se détacher presque totalement de la production réelle, le capital devenant du même coup insaisissable.
Un chômage structurel de masse
Le capitalisme industriel et entrepreneurial, fondé sur l'accumulation du capital physique et le rôle moteur de la fabrique manchestérienne, qui avait succédé en 1750 à l'ancien capitalisme marchand, se termine avec la crise pétrolière de 1974-75. Il laisse la place à un capitalisme financier « turbo-capitalisme », « capitalisme de casino »), de plus en plus déconnecté de l'économie réelle, soumis à la contrainte actionnarial (la hausse des dividendes exige que les salaires augmentent moins vite que la productivité du travail) et orienté vers l'économie « immatérielle » et la spéculation boursière.
Ce « capitalisme du troisième type », où les échanges ou transferts de devises représentent un volume très supérieur à celui des marchandises dont ils sont censés permettre la production, est donc essentiellement spéculatif et financier. En vingt ans, les profits dans les principales entreprises financières ont d'ailleurs quadruplé par rapport aux entreprises non financières. En 2007 le volume quotidien des transactions sur le marché mondial des changes s'élevait à 3200 milliards de dollars (une fois et demie le PIB de la France), contre 820 milliards en 1992, mais seule une infime partie de ces échanges (2 % environ) avait un rapport quelconque avec l'économie réelle. La déconnection entre la sphère financière et la sphère économique réelle n'a depuis lors cessé de s'accroître. Le total du marché mondial des capitaux représentait en 2004 quelque 136 000 milliards de dollars, soit trois fois et demie l'ensemble des richesses produites dans le monde. À la même date, le montant des produits bancaires dits dérivés atteignait la somme astronomique de 472 000 milliards de dollars, tous ces capitaux étant à la recherche d'une valorisation immédiate qui ne peut être obtenue par l'investissement productif, mais seulement par la spéculation, la destruction de la force de travail et la désindustrialisation(7).
À suivre