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La postmodernité, nouveau cadre du Système ? 4/4

À l'instar de la techno-utopie et du mythe scientiste qui servirent d'arme idéologique à la modernité, le relativisme et l'hyper-individualisme sociétal et culturel continuent d'homogénéiser et de naturaliser la vision libre-échangiste de l'ordre mondial, la théocratie libérale. Dans le même sens, Fredric Jameson met l'accent sur la signification du moment historique de la pensée postmodern(4). Tout en y recherchant une « logique » centrifuge, il inscrit le postmodernisme dans la dynamique culturelle du capitalisme tardif. La postmodernité serait l'avatar du consumérisme culturel qui correspond bien, depuis la phase fordiste et postindustrielle de l'économie mondiale, à l'accomplissement de la phase du capitalisme tardif, cognitif, voire de séduction évoquée par Michel Clouscard en s'appuyant sur les ressorts culturels et la société de spectacle(5) pour mieux se reproduire en tant que système d'exploitation.

Théocratie libérale

Loin d'être un phénomène épistémologique neutre et irréversible (suigeneris), les aspirations, l'ethos et le fatum postmoderne servent le plus souvent de structure de l'imaginaire et de discours de légitimation à l'idéologie transnationale du marché, laquelle est aujourd'hui en passe de réussir là où ont échoué les grands récits de la modernité et les idéologies totalitaires, à savoir rassembler et unifier l'humanité dans une communauté globale. En tant que nouveau récit mobilisateur, cette narration postmoderne qui remplace le récit agonal hégélo-marxiste des idéologies modernes, s'appuie en apparence, non plus sur des mots d'ordre dogmatiques, mais sur une pensée fluide, furtive, fragmentée, qui dissémine et dilate son discours permissif et hédoniste dans les pores de la société de façon indolore et non identifiable. Cette narration s'inscrit dans une logique de fluidité totale que Carl Schmitt appelait déjà « glossarium », par analogie avec l'élément océanique des thalassocraties.

La pensée postmoderne est indéniablement le fruit d'une condition, comme l'avance si bien Jean-François Lyotard, d'un certain contexte socio-culturel historique d'un Occident consumériste, malade et désœuvré en crise d'identité, ce que Paul Virilio appelle la « crise de l'entier ». Et pourtant, dans sa renonciation au fondement, elle n'abolit pas pour autant l'imaginaire progressiste de la modernité, puisqu'en glorifiant les simulacres, elle fait l'éloge de l'individu et de la société auto-fondée, sans transcendance. Au bout du compte, modernité et postmodernité se consument sans être en mesure d'opérer un dépassement quelconque (qu'elles réfutent), dans un double Gestell heideggerien, un double arraisonnement, l'un utilitaire, technique, et l'autre, dans la délitation du désir, dans l'hyper-festif, la complexité et l'apathie transfigurée (l'« anesthésie », selon Lyotard), constituant ainsi une sorte de superstructure ontologique pour l'idéologie dominante du marché. La modernité et la postmodernité annoncent peut-être l'âge d'une troisième modernité confinitaire(6) où ces deux âges affinitaires se partagent sans s'opposer, sans possibilité de ré-enchantement et de synthèse.

1). Karl Mannheim, Idéologie et utopie, Rivière, Paris 1956.

2).Antoine Destutt de Tracy, Mémoire sur la faculté de penser. De la métaphysique de Kant et autres textes, Fayard, Paris 1992.

3). Robert Cooper The Postmodern State and the World Order, Demos, London 2000.

4). Fredric Jameson, « Postmodernism, or The Cultural Logic of Late Capitalism » in New Left Review, juillet-août 1984.

5). Michel Clouscard, Le capitalisme de la séduction. Critique de la social-démocratie, Éditions Sociales, Paris 1981

6). Olivier Bobineau, « La troisième modernité, ou L'"individualisme confinitaire" », in Sociologies, 6 juillet 2011

Jure Vujic éléments N°153 octobre-décembre 2014

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