Par Michel Geoffroy, auteur de La Super-classe mondiale contre les peuples et La Nouvelle guerre des mondes ♦ Le nouvel essai d’Alain de Benoist, La Chape de plomb – Une déconstruction des nouvelles censures[1], vient à point nommé, au moment où le gouvernement tente cyniquement de tirer prétexte de l’horrible assassinat de Samuel Paty pour ressortir son projet liberticide de censure des réseaux sociaux. Car les obstacles à la liberté d’expression ne cessent de se multiplier en Occident et singulièrement en France et en Allemagne.
Le mérite de l’essai d’Alain de Benoist tient cependant à ce qu’il ne se complaît pas dans le registre plaintif ou accusateur (la censure, ce n’est pas bien…). Il s’efforce au contraire d’expliciter la place que la censure, le politiquement correct, la diabolisation, le devoir de mémoire et la surveillance de masse occupent dans le Système.
Pour ce faire, l’essai regroupe six textes percutants traitant de la nouvelle inquisition, de la pensée unique, du système des médias, de la société de surveillance, de la transparence et de la « reductio ad Hitlerum ».
Les Lumières de la censure
Pour Alain de Benoist, ces nouvelles censures qui s’imposent en Occident ne doivent rien au hasard.
Elles découlent du projet, hérité des Lumières, de construire une société rationnelle « où l’individu aurait le statut d’un atome ou d’un rouage, où l’harmonie générale résulterait de la volonté de chacun de poursuivre son meilleur intérêt[2] ».
Dans une telle société où l’administration des choses doit succéder au gouvernement des hommes, « il n’y a plus besoin d’imaginer d’autres finalités[3] » et la politique ne consiste donc plus qu’à s’occuper des moyens, au lieu de débattre du choix des fins.
La pensée unique découle donc de l’invasion du politique par l’esprit économique et technicien, « qui réduit les problèmes sociaux à des problèmes techniques pour lesquels il ne peut exister par définition qu’une seule solution[4] ».
Comme disait Mme Thatcher : TINA, pour « il n’y a pas d’alternative[5] ». Et s’il n’y a pas d’alternative, cela implique que ce qui s’écarte de la doxa dominante n’est pas valide et est même dangereux. Et, de proche en proche, qu’il « n’y a plus d’idées justes ou fausses, mais des idées conformes, en résonance avec l’esprit du temps, et des idées non conformes, dénoncées comme intolérables[6] ».
De la métaphysique de la subjectivité au puritanisme
Alain de Benoist affirme que la pensée unique et le politiquement correct découlent donc directement de la réduction du politique à l’économie et de l’idéologie des droits qui prétendent fonder la société sur la satisfaction des seuls droits individuels, « à commencer par le droit d’avoir des droits[7] ».
Plus essentiellement, l’auteur estime que la cause du politiquement correct réside dans la « métaphysique de la subjectivité », qui est une clef de voûte de la modernité : « La vérité n’est plus extérieure au moi, elle se confond avec lui. La société doit respecter mon moi, elle doit bannir tout ce qui pourrait m’offenser, m’humilier, choquer ou froisser mon ego.[8] » Le symbole du monde actuel, c’est donc le selfie, « le monde entier tourné vers le moi[9] », écrit ainsi Alain de Benoist.
D’où le nouveau puritanisme qui s’abat sur la société afin d’éviter à tout instant que les droits de chaque victime, évidemment légitimes, ne soient violés. La société se transforme alors en mur des lamentations qui débouche fatalement aussi sur la société du contrôle permanent et que la technique permet justement de réaliser de nos jours. Et sur la société de la transparence, où la frontière entre l’homme public et l’homme privé s’estompe, où l’on ne peut plus rien cacher à ceux qui vous observent, comme dans le panoptique de Jeremy Bentham, et où chacun, se sentant observé, finit par intérioriser sa propre soumission.
Le nouveau manichéisme de l’antifascisme
Alain de Benoist s’efforce également de décrypter la fonction que joue la diabolisation du dissident au sein du Système, en particulier l’accusation de fascisme, la « reductio ad Hitlerum » et l’invocation permanente des « heures sombres de notre histoire ». Une invocation contradictoire de prime abord puisqu’on ne cesse de tout fasciser et nazifier, au moment même « où l’on proclame que le nazisme est un phénomène unique qu’il ne faut surtout pas banaliser[10] » !
Mais cette contradiction se résout lorsqu’on comprend que « l’opposition hautement affirmée à des totalitarismes heureusement disparus, l’interminable ressassement du passé interdisent d’analyser les maux du présent et les périls de l’avenir[11] ».
Ce manichéisme, qui redonne vie à la croyance au Mal politique absolu, a donc une fonction précise et à vrai dire indispensable pour la Nouvelle Classe qui a pris le pouvoir en Occident : celle d’une « légitimation négative fondamentale pour une société qui n’a plus rien de positif à inscrire à son bilan[12] ». Ce sont les Diables que les nouveaux puritains invoquent en permanence « pour détourner l’attention des nouvelles formes de totalitarisme marchand dont la société de l’anonymat de masse, du bonheur obligatoire et de l’omnipotence de l’argent, menace l’humanité[13] ». Et pour réduire au silence ceux qui osent affirmer que le roi néo-libéral est nu.
Des réflexions en écho à celles de Jean-Claude Michéa dans son Empire du moindre mal.
L’économie des médias, économie du pouvoir
La partie centrale de l’essai d’Alain de Benoist, dans tous les sens du terme, porte enfin sur l’économie du système des médias, ce rouage essentiel des nouvelles censures.
Car les médias ont pour fonction principale de détruire le sens, de le neutraliser par « réduction à l’insignifiance et mise en équivalence généralisée[14] ». Avec les médias audiovisuels, « on ne sait rien mais on a entendu parler de tout[15] » ! Le pluralisme apparent de l’information débouche en réalité sur le « déploiement du Même[16] », sur le conformisme, sur l’intimidation majoritaire.
Mais point n’est besoin d’imaginer que les médias obéissent à un dessein précis. C’est leur nature même qui porte le message du Système, pour reprendre la célèbre formule de Mac Luhan.
Alain de Benoist montre en effet que la logique des médias, c’est le marché car l’information est devenue une marchandise comme les autres, soumise à la loi de l’offre et de la demande. Ce n’est pas ce qui est bon qui se vend bien, c’est ce qui se vend bien qui est bon. C’est vrai pour les marchandises comme pour l’info.
D’autant que la publicité « constitue le modèle même du message médiatique[17] », qui oriente très tôt l’attention vers l’acquisition de biens matériels. La publicité incarne ainsi « le langage de la marchandise, qui est en passe de s’instaurer comme le paradigme de tous les langages sociaux », comme écrit François Brune, cité par Alain de Benoist.
Pour cette raison, les médias ne figurent plus parmi les contre-pouvoirs car ils relèvent au contraire du pouvoir. Ils expriment l’idéologie marchande et matérialiste du pouvoir, en même temps qu’ils empêchent de penser en dehors du Système, en transformant la vie en spectacle sur lequel personne n’a de prise.
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On le voit, l’essai qu’Alain de Benoist vient de consacrer aux nouvelles censures ouvre de stimulantes perspectives à la réflexion. Mais aussi à l’action. Ne termine-t-il pas le développement consacré à « Pensée unique, nouvelles censures » par ces mots : « A un moment où la normalisation bat son plein, il s’agit une fois de plus d’en appeler au rassemblement des esprits libres et des cœurs rebelles. À bas la censure ! Et vive la liberté[18] ! »
La Chape de plomb est à lire d’urgence.
Michel Geoffroy 15/11/2020
[1] Éditions La Nouvelle Librairie, 2020, 14,90 euros.
[2] Alain de Benoist, La Chape de plomb, p. 27.
[3] Ibid., p. 29.
[4] Ibid., p. 31.
[5] En anglais : There is no alternative.
[6] Alain de Benoist, op. cit., p. 54.
[7] Ibid.. p. 14.
[8] Ibid. p. 15.
[9] Ibid., p. 166.
[10] Ibid., p. 222.
[11] Ibid., p. 63.
[12] Loc. cit.
[13] Ibid., p. 226.
[14] Ibid., p. 118.
[15] Ibid., p. 117.
[16] Ibid., p. 108.
[17] Ibid., p. 103.
[18] Ibid., p. 77.