Le féminisme est-il autre chose qu’un essentialisme, voire un exclusivisme, sinon les deux à la fois ?
Quoi qu’il en soit, il repose sur le postulat selon lequel, la/le(s) femme(s) aurai(en)t, de tout temps, subi l’insupportable oppression d’un patriarcat systémique transmissible du père à l’enfant mâle, de celui-ci au mari.
De prime abord, cette posture antagonique entre les deux principales composantes de l’humanité n’est pas sans soulever un problème philosophique de première importance, celui de l’indépassable altérité des genres, dont la complémentarité apparaît comme une irréductible nécessité ontologique. L’éruption féministe est relativement récente dans l’histoire occidentale. Produit de la rationalisation de la vie quotidienne, le féminisme – tout comme son pendant tacite et non avoué (mais aux potentialités explosives préludant à un bellicisme intersexué exacerbé par les multiples revendications « queer » ou transidentitaires telles que défendues par Judith Butler et ses épigones des nouvelles théories critiques), le « masculinisme » ou « phallocratisme » – apparaît surtout pour ce qu’il est fondamentalement : une crise du respect de soi touchant indifféremment les deux sexes.
C’est dire que le féminisme est né avec l’individualisme des Lumières, et non pas seulement avec la révolution industrielle – lors même que cette dernière joua un rôle non négligeable dans le mouvement d’« émancipation » des femmes, mouvement qui s’accélérera au mitan du XXe siècle. Avec Christopher Lasch (1932-1994), nous découvrons que le mystère de la différence des sexes se transmua en controverse dès l’instant où les instigateurs de cette version moderne du colloque sur le « sexe des anges » imposèrent une réécriture de l’histoire dans le sens d’une martyrologie qui faisait de la femme l’éternelle victime de l’homme : « devenue le thème central de l’histoire, [la différence sexuelle] nous donne l’impression d’avoir constitué un problème en tous temps et en tous lieux – le problème premier, en fait. » (Les Femmes et la vie ordinaire, 1997). La domesticité féminine réduite péjorativement à la maternité et au ménage, n’était pourtant qu’une vue de l’esprit. Ou plutôt n’était vue qu’à travers les étroites meurtrières d’un révisionnisme unilatéral qui visait à travestir, en le minorant – sinon en l’occultant –, le rôle des femmes dans la sphère publique. « L’époque progressiste [1890-1920] fut l’âge de l’“économie domestique appliquée à la société (Social Housekeeping)”, où les femmes aspiraient à “rendre le monde entier accueillant”. » Cette économie de la bienfaisance reposait sur le bénévolat combiné à la présence d’un réseau dense d’amis et de famille permettant, précisément, d’assumer les responsabilités domestiques. Avec la montée en puissance du travail rémunéré (souvent à la chaîne), le sentiment illusoire que la liberté se nichait dans un pavillon de banlieue, à proximité d’un centre commercial – plutôt qu’au cœur du quartier, ses interdépendances et ses obligations mutuelles, ses liens qui libèrent –, eut raison des libertés réelles – certes encadrées et codifiées – de la femme qui tentera de faire de l’intimité familiale l’ultime refuge contre les influences devenues toxiques de la sphère publique – absorbée par le Marché. Lasch montre combien ce sanctuaire de la famille de banlieue, apparu au milieu du XXe siècle, consacra véritablement l’avènement-aliénation de la femme au foyer. L’éducation des enfants et les tâches ménagères allaient d’autant plus s’avérer frustrantes pour ces nouvelles esclaves domestiques que ces activités, naguère « en relation avec des finalités publiques plus grandes », se vidaient de leur sens : « tout comme une grande partie du travail que les hommes accomplissaient sur le marché, ces tâches semblaient n’avoir d’autre but que d’occuper la femme. » Désireuses d’échapper au « camp de concentration confortable », les femmes « se mirent à réclamer l’accès au travail prétendument “épanouissant” et “créateur” dont jouissaient les hommes. » Lasch, en bon historien et sociologue a tôt fait de débusquer les logiques pernicieuses de l’économie de marché.
L’auteur de La Culture du narcissisme en tiendra pour un féminisme radical qui s’attacherait à extirper la femme des structures existantes de l’économie capitaliste, à rebours du féminisme de « progrès » s’évertuant, au contraire, à les y (dés)intégrer. Ce que les féministes dominantes ne voient pas – ou feignent de ne pas voir – réside dans leur aspiration à un consternant conformisme d’homogénéisation, Qu’elles minimisent la différence sexuelle ou l’amplifient, elles sont toujours en quête du meilleur « choix » possible qui maximiserait leur bien-être au nom d’un droit à la différence – une désinence des droits de l’« homme » –, lequel, ne serait que le faux-nez d’un désir revanchard de domination anti-masculine. Aveuglées par le fantasme de l’oppression patriarcale, elles déshumanisent la communauté en montrant qu’elles peuvent être comme les hommes, c’est-à-dire pires qu’eux. Lasch constate que « placer une femme à la tête d’une entreprise […] ne la rend ni plus démocratique, ni plus humaine. » Enrégimenté dans le système capitaliste, le féminisme demeure soumis aux mêmes lois que lui.
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