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Les grandes migrations ne détruisent que les citées mortes 1/3

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Créateur avec Olivier Hanne de l'école « géoculturelle » réseau international de chercheurs, Thomas Flichy de La Neuville, professeur à l'École spéciale militaire de Saint-Cyr propose d'analyser les phénomènes géopolitiques à partir des rapports identitaires et mémoriels : ethnicité, temps, religion, perception collective, etc. Une approche politiquement incorrecte, aussi décapante qu'innovante.

Il ne fait aucun doute que les grandes migrations se présentent comme le défi principal auquel sont confrontées les civilisations sédentaires, lesquelles y répondent différemment. Ainsi l'empire romain s'est-il effondré sous le choc d'une vague relativement faible de réfugiés germaniques, alors qu'à l'inverse, l'Europe occidentale est parvenue à mettre à profit des invasions pourtant plus agressives - les Vikings y trouvant une raison de se fortifier. Dans les deux cas, l'attitude des élites a été déterminante. Le défi des grandes migrations s'adresse en effet prioritairement aux élites, dont les qualités de clairvoyance, de courage et d'imagination se révèlent décisives. Celles-ci doivent toutefois composer avec le degré de vitalité de la civilisation qu'elles sont chargées de perpétuer. Dans une civilisation en déclin, leur action pourra aboutir à un sursis sous la forme d'un été de la Saint-Martin, ce redoux de fin de saison. Dans une civilisation en croissance, en revanche, les élites pourront être le ferment d'une renaissance géoculturelle durable.

[Les grandes migrations, un défi pour les élites]

Les civilisations sédentaires sont régulièrement confrontées à la vitalité-agressivité des migrants. Cette vitalité-agressivité peut se décliner dans trois domaines : la capacité à transmettre la vie biologique, à perpétuer sa propre culture et à défendre son identité. Pour Pierre Chaunu, le facteur démographique détermine notre position. Les populations barbares qui pénètrent dans l'empire romain entrent dans un espace partiellement vidé de sa population. Dès la fin de la République, Rome attire dans ses murs les cultivateurs alentours et fait le vide autour d'elle. Aux environs du IIe siècle, le monde romain ne conduit plus suffisamment d'enfants jusqu'à l'âge de la reproduction.

Face à l'Empire dépeuplé, il serait cependant exagéré de prétendre que les barbares représentent une multitude innombrable de conquérants. Certes, l'on voit en effet à certaines périodes des masses d'hommes, de femmes et d'enfants apparaître soudainement sur la rive nord du Danube. Ainsi, les 200 000 réfugiés qui demandent un asile à Rome à l'été 376. Toutefois, l'installation de Barbares sur le sol de l'Empire, des Wisigoths en Aquitaine (418), des Burgondes en Savoie (443), puis à la fin du siècle des Ostrogoths en Italie, est loin d'avoir eu l'importance démographique qu'on est tenté de lui prêter. Mais s'ils ne submergent pas l'Empire par leur nombre, les barbares ont pour eux la volonté de se perpétuer. Tacite écrit par exemple à propos des Germains : « Dans ce pays, on ne rit pas des vices [...] Borner le nombre de ses enfants, ou tuer quelqu'un des nouveau-nés, est flétri comme un crime : et les bonnes mœurs ont là plus d'empire que n'en ont ailleurs les bonnes lois. »

À l'inverse de l'empire romain, la Chine est constamment protégée des invasions étrangères au cours de l'histoire, non par sa muraille de pierre, mais bien par sa muraille démographique. C'est donc bien le nombre et la vitalité démographique des habitants qui conditionnent la place qu'occupent les migrants. Toutefois, le nombre n'est pas tout : entre peuples différents, le rapport culturel qui s'instaure est fondamental.

La fracture religieuse entre populations migrantes et peuples soumis aux migrations prime sur toutes les autres. La dimension religieuse constitue en effet le cœur de la culture des peuples. Si Tacite exalte dans La Germanie les mœurs pures des Germains afin de rappeler à ses contemporains leur propre dépravation, il n'en reste pas moins circonspect sur les bois sacrés de la tribu des Semnones.

Un exemple de facteur religieux ? À la faveur de la seconde grande vague de migrations normandes, la violence des Vikings se concentre sur le cœur religieux de la civilisation à piller. La culture classique héritée de l'Antiquité, qui avait survécu tant bien que mal, n'est plus d'aucun secours. Ainsi la Bretagne connaît-elle une véritable barbarisation. La langue latine se métamorphose. Selon l'archéologue Ward-Perkins, le niveau de vie dans l'île retourne à ce qu'il était durant la préhistoire. En 418, les Wisigoths reçoivent l'Aquitaine seconde. C'est alors la population romaine qui s'acculture aux Barbares. Les sources mentionnent spécifiquement que, dans les villes gauloises, de nombreux hommes se font pousser les cheveux et commencent à porter des braies, adoptant ainsi certains traits distinctifs des Barbares, choses que les empereurs d'Occident avaient interdites. Comme indiqué, le choc religieux est très net lors de la seconde vague d'invasions normandes : les sites sujets aux pillages vikings sont d'abord ou bien des lieux saints, ou bien des centres culturels majeurs de la chrétienté occidentale, comme c'est le cas pour celui de Lindisfarne en 793 au nord de l'Angleterre, ou encore l'Abbaye de Corbie en 885 : les églises sont pillées puis détruites, les sanctuaires profanés et les moines massacrés.

[La place des envahisseurs au sein des sociétés déliquescentes]

Les sources faisant mention de l'agressivité militaire des barbares abondent. Il faut dire que les Barbares qui envahissent l'Empire, même s'ils sont proportionnellement peu nombreux, bénéficient d'un coefficient énorme de combattants : leurs armées alignent entre 20 et 25 % de la population. L'agressivité militaire des Vikings n'est pas moindre. Celle-ci repose sur des actions rapides et brutales menées depuis les drakkars, stationnés près des villes à envahir, ce qui leur permet de se replier en cas de déconvenue. La vitalité-agressivité, qu'elle soit biologique, culturelle ou militaire, permet par conséquent aux envahisseurs de se tailler une place au sein des sociétés déliquescentes prises pour proie. Entre populations différentes, va désormais se jouer une aventure marquée par deux facteurs la capacité des minorités envahisseuses à dominer culturellement les peuples soumis et à l'inverse la capacité pour les civilisations bousculées à détourner l'agressivité extérieure afin de contribuer à leur propre perpétuation.

À suivre

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