"On appelle ça un fiasco."
© Hannah Assouline
"Les policiers méritent mieux que ce rôle de rempart contre le changement, qu’on essaye de leur faire jouer", affirme Natacha Polony, directrice de la rédaction de "Marianne", dans son édito.
On appelle ça un fiasco. L’insupportable agression de Michel Zecler par des policiers hors de contrôle a ébranlé à juste titre un pays en pleine interrogation sur certaines pratiques de ses forces de l’ordre. Mais elle ne fait que s’ajouter à un climat parfaitement délétère dans lequel un ministre aux ambitions peu discrètes instrumentalise autant qu’il le peut la souffrance et les amertumes des policiers. Pendant ce temps, les médias s’interrogent doctement sur la double question qui leur semble la plus brûlante : doit-on parler de « violences policières » et ce mot implique-t-il un caractère « systémique » desdites violences ?
Il semble extrêmement difficile à certains de concevoir que les policiers puissent être en même temps auteurs et victimes de violences ; voire que les deux phénomènes se répondent et s’alimentent, de sorte qu’en nier une des dimensions interdit de régler le problème. Les images d’un policier quasi lynché place de la Bastille, lors des manifestations contre la loi « Sécurité globale », ne sont pas plus acceptables que celles du déferlement de haine (potentiellement raciste, ce que l’enquête déterminera) contre Michel Zecler.
Comment en arrive-t-on là ?
Comment en arrive-t-on là ? Les explications techniques n’ont rien de négligeable. L’absence de formation, le recrutement bâclé dans une profession mal payée et n’apportant plus la moindre reconnaissance sociale, la baisse de l’encadrement liée, elle aussi, aux économies de bouts de chandelle d’un État occupé à réduire les coûts pour compenser une inflation bureaucratique endémique et les conséquences de l’optimisation fiscale des grands groupes : tout se conjugue. Le recul de l’État sur ses missions régaliennes, le sous-investissement chronique, sont apparus au grand jour concernant l’hôpital public, mais l’école, la police comme la justice en sont également victimes. Marianne a de nombreuses fois décrypté ce phénomène qui veut que la désindustrialisation engendre des dépenses sociales dont le prix est la mobilisation du produit des prélèvements obligatoires pour garantir le modèle social français et éviter des poches de pauvreté. Les conséquences sont on ne peut plus concrètes. Des policiers livrés à eux-mêmes, incapables de réagir correctement dans une situation de stress.
Dans une société démocratique, les forces de l’ordre sont les instruments de la puissance publique pour garantir le respect des lois délibérées en commun.
Il ne peut y avoir de véritable confiance des citoyens en une institution fragilisée, privée des moyens nécessaires à l’accomplissement de ses missions. Mais s’y ajoute aussi la réaction des policiers aux violences qu’eux-mêmes subissent quotidiennement, eux qui sont laissés en première ligne, chargés de compenser les lâchetés et les carences du pouvoir politique. Ces quartiers abandonnés aux trafics, dans lesquels les agents de l’État, mais aussi les pompiers ou les médecins, subissent de véritables guets-apens sont le miroir de notre démocratie. Tant que des policiers se feront insulter quotidiennement et ravaleront leur rage de voir des délinquants les narguer, tant que des citoyens vivront sous la coupe de ces trafiquants et subiront ce qui se transforme en guerre de territoire, les relations entre la police et la population ne pourront être apaisées.
flatter les syndicats, s’en prendre aux libertés, dangereux réflexe
C’est toute l’erreur d’un ministre de l’Intérieur qui croit que flatter les syndicats et accéder à leur demande d’empêcher de filmer les policiers limitera la haine et les menaces dont ils sont l’objet. Impuissant à nettoyer cet égout que sont les réseaux sociaux, le gouvernement s’en prend aux libertés. Dangereux réflexe. Et hautement révélateur. L’option retenue est systématiquement celle d’un autoritarisme brutal qui est destiné à masquer le nœud du problème.
Dans une société démocratique, les forces de l’ordre sont les instruments de la puissance publique pour garantir le respect des lois délibérées en commun. Les citoyens et les policiers sont dans le même et unique camp : celui de la communauté nationale. Cependant, que le pouvoir vienne à être perçu par une part croissante du corps politique comme étant illégitime, ou comme n’œuvrant pas dans le sens des intérêts du plus grand nombre, et c’est tout l’équilibre qui est rompu. La façon dont ont dégénéré les manifestations des « gilets jaunes » est à la fois le révélateur et l’accélérateur d’une crise dans laquelle les policiers ne sont que les instruments d’un pouvoir politique théorisant la nécessité de mater des « factieux ». On ne traite pas avec des factieux. On n’apporte pas de réponse politique. On réprime. À coups de matraque ou de LBD.
Les policiers méritent mieux que ce rôle de rempart contre le changement, qu’on essaye de leur faire jouer.
Il y a déjà plusieurs années que des groupuscules violents infiltrent des manifestations pour semer le chaos. Mais ils sont aidés par la déstructuration, l’atomisation, qui n’est rien d’autre que le programme néolibéral théorisé par Margaret Thatcher (« La société ? Ça n’existe pas ! Il n’y a que des individus hommes et femmes, et des familles »). Car ils s’infiltrent grâce à l’effacement des syndicats, des partis politiques et de toutes les institutions, effacement qui crée ce face-à-face mortifère entre les citoyens et un pouvoir délégitimé, enfermé dans sa défense d’un système contre lequel votent ces mêmes citoyens. Les policiers méritent mieux que ce rôle de rempart contre le changement, qu’on essaye de leur faire jouer.
Source : https://www.marianne.net/