Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

« La décroissance est déjà une réalité » 2/2

La décroissance est déjà une réalité.jpeg

Et après la pandémie de la Covid, mon sentiment est que la « décrue physique » va s'amplifier en tendance, parce que l'énergie disponible en Europe va décroître, même si nous ne le voulons pas. Faire l'autruche face à ce problème et scander « croissance, croissance » en pensant que cela va la faire revenir, c'est malheureusement se mettre le doigt dans l'œil.

Il se trouve que de lutter contre le changement climatique ou subir la décrue énergétique, c'est quasiment la même direction économique globale, à ceci près que la première option c'est l'action, avec certes sa part de sueur, tandis que la deuxième c'est être ballotté par les événements, et l'histoire montre que ça se passe généralement moins bien. La société de consommation sans limites a vécu, mais il s'agit de sauver l'essentiel : la paix, l'espoir, et bien assez de confort matériel pour ne pas trop avoir à se plaindre au regard du paysan d'il y a deux siècles.

Faire la transition bas-carbone et nous préparer à la dérive climatique d'ores et déjà inexorable, devrait devenir la colonne vertébrale de nos plans pour l'avenir. Ce qui est en jeu, il ne faut pas s'y tromper, c'est d'éviter le retour de la barbarie, parce que nous ne saurons pas faire face collectivement et de manière organisée et planifiée à une adversité croissante. Ce qui nous arrive en ce moment relève un peu de la tectonique des plaques les forces en mouvement créent des tensions croissantes, et si l'on ne fait rien, cela produit à intervalles réguliers, et sans que l'on voie le coup venir très à l'avance, des « craquements » qui seront de plus en plus délétères.

ÉLÉMENTS: Vous présentez le nucléaire comme un « amortisseur de la contraction », autrement dit une partie de la solution davantage qu'un problème. Pourtant, selon un sondage BVA de juin 2019,69 % des Français considéraient que cette énergie contribue au dérèglement climatique, et les Verts se sont récemment réjouis de la fermeture de Fessenheim...

JEAN-MARC JANCOVICI. Malheureusement, la seule conclusion valable que l'on peut tirer de ce sondage, c'est que ni la presse ni l'Éducation nationale ne font correctement leur travail en ce qui concerne le nucléaire ! Car, de fait, casser un noyau d'uranium en deux n'est pas la même chose qu'oxyder un atome de carbone, ce dernier processus s'appelant aussi... la combustion.

Il se trouve que le nucléaire est, avec l'hydroélectricité, le seul mode de production électrique qui soit décarboné, pilotable et capable de produire de grandes puissances nécessaires en tête de réseau. À cause de ses caractéristiques physiques, c'est donc le mode qui peut supprimer le plus vite le charbon et le gaz dans la génération électrique. Pour limiter la dérive climatique, c'est ça l'action prioritaire.

La filière nucléaire utilise certes un peu de combustibles fossiles (dans les mines, dans la construction de la centrale, dans le cycle des matières fissiles), mais rapporté à l'énergie produite c'est très peu. Il y a une raison physique à cela fissionner un gramme d'uranium produit autant d'énergie que brûler une tonne de pétrole. Avec le nucléaire, on manipule donc de toutes petites quantités de matière pour avoir de très grandes quantités d'énergie, et cela explique à la fois sa grande concentration, ses très faibles émissions de C02 et la faible quantité (en poids) de déchets produits.

Que les Verts se réjouissent de la baisse du nucléaire est normal: ce mouvement est né autour de l'opposition au nucléaire, à une époque où le changement climatique n'existait pas dans le débat public. Ils n'ont pas changé de hiérarchie des priorités ce qui aurait signifié de faire du charbon leur ennemi n° 1, et du nucléaire leur nouvel ami. C'est leur droit, mais cela ne signifie pas que leur point de vue est scientifiquement fondé.

ÉLÉMENTS: Selon vous, l'État allemand fait « fausse route » et part « dans le décor », et une stratégie européenne sur l'énergie et le climat nécessiterait que les autres pays se coalisent pour établir un rapport de force...

JEAN-MARC JANCOVICI. L'Allemagne a décidé en 2002, sous la houlette de Gerhard Schrôder, de sortir du nucléaire. Contrairement à une croyance couramment répandue, cette décision ne date pas du tout de 2011 - Fukushima n'a eu comme seul effet que d'empêcher Merkel d'inverser la tendance, ce qu'elle avait fait en 2010 en faisant voter une prolongation de la durée de vie des réacteurs « condamnés » au titre des accords de 2002. Cette décision correspond à une vision du monde où le charbon est plus désirable que le nucléaire, qui n'est pas la mienne. La conséquence est que l'Allemagne a choisi de conserver plus longtemps des émissions élevées, et donc de contribuer plus longtemps à la dérive climatique. Je ne la remercie pas pour cela. Comme l'Allemagne est le pays économiquement dominant en Europe, elle influence fortement la politique communautaire, qui est aujourd'hui quelque part entre hésitante et hostile au nucléaire. Pour y faire contrepoint, il faut nécessairement une alliance de plusieurs pays. C'est du rapport de forces classique.

ÉLÉMENTS : Vous soulignez souvent l'incapacité des économistes, depuis au moins Jean-Baptiste Say, à intégrer à leur réflexion les limites du monde physique. À quoi est-ce dû, et surtout comment y remédier ?

JEAN-MARC JANCOVICI. Jean-Baptiste Say était un économiste du début du XIXe siècle qui a explicitement écrit que les ressources naturelles devaient être gratuites par convention dans la formation des prix. Et, de fait, quand vous achetez une fourchette, vous n'achetez pas l'existence du minerai de fer que Mère Nature nous a fourni sans que personne ne paye le moindre centime pour cela. Il en va de même pour le minerai de cuivre, l'existence d'un océan, le code génétique du sapin, le pétrole ou la pluie qui tombe tout cela existe sans que cela ne nous ait coûté le moindre centime. La nature n'envoie pas de facture. Lorsque vous payez pour un bien ou un service aujourd'hui, ce que vous payez, c'est « juste » les salaires et les rentes des êtres humains qui prennent place le long de la chaîne de valeur qui va des ressources naturelles - gratuites - au bien ou service final en question.

Au moment où cette théorie économique conventionnelle s'est formée, le stock de capital naturel disponible était tellement grand devant ce que nous prélevions qu'il paraissait inépuisable. Dès lors, sa diminution était « sans coût ». Mais aujourd'hui, alors que les flux de prélèvement ont été multipliés par 100, 1000, ou plus même, on considère toujours que ces ressources sont inépuisables et gratuites. Cela conduit les économistes à manier des outils (et des prix) qui sont de plus en plus déconnectés du monde physique, et la représentation du monde réel avec ces outils est ainsi de plus en plus mauvaise...

ÉLÉMENTS: La crise provoquée par le coronavirus pourra-t-elle être surmontée ? Comment saisir ce moment pour dessiner le « monde d'après » ?

JEAN-MARC JANCOVICI. D'une façon ou d'une autre, il y aura un « après » le coronavirus. À quelque chose il faut que malheur soit bon - cet épisode a probablement renforcé chez bon nombre de nos concitoyens le sentiment qu'il était urgent de ne pas « repartir comme avant » parce que l'on sent bien que notre modèle s'essouffle. Cette « nouvelle direction » doit être porteuse d'espoir, alors même que nous allons devoir pas mal transpirer. Il faut accepter l'idée que préserver l'essentiel - la paix, la sécurité alimentaire, les libertés élémentaires, la solidarité nationale, et un minimum de confort matériel va paradoxalement de pair avec l'abandon d'une partie du superflu.

ÉLÉMENTS: Dans les propositions de 2017 du Shift Project (Décarbonons!), vous ne vous contentiez pas de fournir clé en main un modèle alternatif, mais réfléchissiez à la possibilité de sa mise en oeuvre, en particulier en identifiant au sein de la société les forces capables de trouver du sens et de l'intérêt aux mutations visées, et d'accompagner celles-ci, voire de les porter. Cette démarche nous semble rejoindre la définition que donnait Julien Freund de la politique, quand il rappelait le caractère incontournable de « la diversité et la divergence des opinions et des intérêts ». Sans doute comprenez-vous mieux ce qu'est la politique que ceux des écologistes qui imaginent qu'une action unanime découlera d'elle-même de la prise de conscience de l'urgence, et qu'il suffit donc de sonner l'alarme...

JEAN-MARC JANCOVICI. Sonner l'alarme est nécessaire pour que nous nous préoccupions d'un sujet, même si c'est ensuite pour constater que nous nous sommes fait peur pour rien. Derrière l'alarme, il y a donc un premier niveau de réaction, qui est de comprendre si l'alarme est justifiée. Parfois, on réalise que l'alarme n'a pas lieu d'exister à ce point, et d'autres fois au contraire, que nous aurions dû être encore plus effrayés. Dans le cas du climat, ce ne sont pas les ONG environnementales qui sont légitimes pour décrire le problème : c'est le monde scientifique. Mais ce dernier n'est en revanche pas le mieux placé pour réfléchir aux solutions. Il faut alors que la société civile s'empare du sujet, et qu'émergent des propositions adaptées qui pourront être mises en œuvre.

Faire de la politique, c'est justement prendre le relais de ceux qui ont la charge de décrire les faits pour en tirer les règles du jeu pour la société des hommes. Avec cette acception, le débat politique inclut toutes les entités qui essaient de faire valoir leur point de vue dans la décision collective. Faire de la politique n'est donc pas réservé aux élus !

La difficulté, c'est que le débat public se nourrit de nos contradictions. Nous voulons moins de CO2 mais plus de pouvoir d'achat. Moins de voiture au global, mais la liberté d'utiliser la nôtre. Moins de pesticides dans les champs, mais pas de hausse du prix des aliments, etc. Les responsables politiques ont en conséquence beaucoup de difficultés à introduire de la cohérence dans leur action ils doivent faire droit à de multiples préoccupations qu'une partie de la population considère à chaque fois comme prioritaire !

ÉLÉMENTS: Le Shift Project a mis en chantier ces derniers mois un « Plan de transformation de l'économie française »; nos lecteurs pourront en découvrir le détail sur votre site. Pouvez-vous résumer les grandes lignes et surtout l'esprit général de ce plan ?

JEAN-MARC JANCOVICI. L'esprit général de ce plan est déjouer « pour de vrai » au jeu de la baisse des émissions de gaz à effet de serre à la bonne vitesse, et d'imaginer quelle économie le permettra. Pour ne pas dépasser 2°C de réchauffement en 2100, ce qui est déjà suffisant pour tuer l'essentiel des coraux une partie significative des forêts en France, créer des migrations importantes (et déstabilisatrices), et autres joyeusetés, il faut que les émissions planétaires de gaz à effet de serre baissent de 5 % par an. Or, 5 % de baisse, c'est ce que nous aurons dans le monde en 2020 à cause de la Covid. Ça donne une idée de l'ampleur du chantier, actuellement totalement sous-estimée par la classe politique, tous bords confondus.

Propos recueillis par Fabien Niezgoda éléments N°187 Décembre-Janvier 2021

Les commentaires sont fermés.