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Julius Evola et Mircea Eliade : une amitié oubliée 3/3

Si le chercheur universitaire peut avoir été “déformé” et “contaminé”, si le chercheur Eliade a éloigné le chercheur Evola de sa propre production scientifique, tout en ayant accueilli ses propositions, suggestions et hypothèses, il n’en fut pas ainsi par contre pour Eliade narrateur. La narration est une activité qu’il plaçait avant celle d’historien des religions et pour laquelle spécifiquement il aurait voulu qu’on se souvienne de lui et qu’on l’apprécie, se gagnant une telle réputation de pouvoir aspirer au Prix Nobel — comme me le dit dans les années septante Mircea Popescu (le premier traducteur de Cioran en italien).

Je suis en effet parfaitement d’accord avec l’analyse que Claudio Mutti fait du dernier roman publié par Eliade avant sa mort, Diciannove rose (27), et avec les conclusions auxquelles il arrive. Un des personnages ne peut que dissimuler Evola : il y a trop de coïncidences pour que cela soit un simple hasard. En effet Ieronim Thanase est un philosophe et ésotériste suivi par de nombreux jeunes et qui est “paralysé sur son siège” à cause d’une infection mystérieuse liée à une “erreur” — on ne comprend pas laquelle — commise dans le passé. Les raisons du comment, du pourquoi et d’un possible solution de son énigme physique rappellent les mots qu’Evola écrivit à propos de lui-même dans Cammino del cinabro. Les idées de Thanase à propos de la philosophie, de la tradition, du mythe et du symbole, rappellent celles exprimées dans Teoria, dans Fenomenologia et dans Rivolta, livres dont Evola eut connaissance tout comme il eut probablement aussi connaissance de Il cammino del cinabro. En 1963, à la sortie de ce dernier livre, les deux chercheurs étaient encore en contact ; ceci est tellement vrai que Evola a collaboré à Antaios, la revue dirigée par Eliade et Jünger, en y publiant trois essais. Pour ceux qui donc connaissent Evola, il n’y a pas de doute : l’étrange personnage de Ieronim Thanase en est une représentation romancée. Un hommage tardif alors du grand chercheur, de l’illustre chercheur de la Sorbonne et de Chicago, à l’ami italien, moins célèbre et toujours boycotté, dont pourtant il « admirait l’intelligence et surtout la densité et la clarté de la prose » ; il s’agit presque — interprété ainsi — d’une réparation post mortem pour l’avoir oublié (ou ignoré) dans ses innombrables publications "scientifiques". Et ici les mots de Evola semblent retentir : ces "observations amicales", mais également la demande de "réparations", de Vergeltungen, même si c’était "un peu en riant".

En tout cas, l’influence de Guénon et de Evola sur le jeune Eliade est d’habitude admise par certains exégètes de ce dernier. Ioan Culianu, par ex., considère « un devoir de compter aussi Guénon et Evola » parmi les auteurs qui ont « contribué de manière décisive à la formation de la théorie historico-religieuse de Eliade » (29) ; et Crescenzo Fiore, pour qui les « concordances entre la pensée éliadienne et celle de maîtres connus de la Tradition, comme Julius Evola et René Guénon, (ne sont) ni fortuites ni marginales » (30). De ces deux "maîtres de la Tradition", le jeune Eliade a tiré — à mon avis — les bases sur lesquelles il a élaboré sa construction théorique, qu’il "étaya" de références académico-scientifiques. Il y a quelques références possibles : le thème du folklore comme “récipient” d’une sagesse presque perdue ; la décadence du sacré dans le monde moderne ; le passage — disons même la censure — du temps cyclique et mythique des origines au temps linéaire et "historique" qui s’est produit avec l’avènement du christianisme ; le rapport entre mythe et histoire ; l’idée — typiquement évolienne — de la “rupture de niveau” et d’ouverture à un statut spirituel supérieur ; l’alchimie comprise dans le sens éminemment spirituel, à distinguer de l’art métallurgique ; la valeur intrinsèque du symbole ; évidemment l’an anti-historicisme de fond. Ce fut justement cette position idéale et "idéologique" qui a provoqué à Eliade tant d’ostracisme après la guerre, bien que Ernesto De Martino considère que la position d’Eliade « est fondée en substance sur un malentendu » (31) et que le directeur de la “collection violette” de Einaudi définisse « des réserves stupides extra-scientifiques » (32) le boycottage dont était l’objet le chercheur roumain. Ces “réserves” étaient tellement lourdes que la culture italienne la plus importante a ignoré Eliade pendant des décennies, en confiant cette traduction à des maisons d’édition "mineures" à partir de la seconde moitié des années 60, jusqu’à en parler de manière partiale à l’occasion de sa mort (33). À présent, les références de base auxquelles nous avons fait allusion ne sont rien d’autre que les « idées presque les plus proches de celles qui vous permettent de vous orienter avec certitude dans la matière que vous traitez », dont Evola fait un rappel explicite dans sa lettre du 14 décembre (34). Des idées qui resteront toujours le fil conducteur d’Eliade jusqu’à la fin de sa vie. De tout ceci, il ne faut guère s’étonner et encore moins s’indigner, en considérant ces idées comme une sorte d’“espion” de Dieu sait quelle perversion idéologique, comme cela fut fait en son temps. Furio Jesi, par ex., essaie de mettre en évidence « manipulations et technicisation, donc opérations avec des fins précises », d’habitude "politiques", dans le rapport avec le passé et avec le mythe (35), parce qu’elle est exactement ainsi — politique — son interprétation du mythe, qui résulte encore plus « manipulé et technicisé » de ce qu’elle aurait pu apparaître dans la pensée d’Eliade. La même chose est valable pour Crescenzo Fiore qui, tout en ayant compris exactement l’anti-historicisme comme architrave sur laquelle Eliade base toute sa construction théorique, il le présente comme quelque chose de négatif, puisque, à son avis, ce qui dans son « essai doit être considéré prioritaire est (…) de montrer les implications idéologiques qui servent d’échafaudage à tout l’œuvre éliadienne. En d’autres mots, il s’agit de faire ressortir cette “philosophie de l’histoire”, qui marque toute l’œuvre du chercheur et qui, qu’on le veuille ou non, le fait ressembler aux “Maîtres” connus de la droite traditionnelle » (36). En somme, une vraie dénonciation et pas une étude “scientifique”, justement parce que faite par quelqu’un qui a une forma mentis essentiellement “politique” et qui voit et interprète tout par cette clé exclusive, en pardonnant ou en condamnant.

Est plus serein, plus “scientifique” et acceptable par contre le point de vue de celui qui évalue ces références aux "maîtres de la Tradition" — ainsi définis sans sarcasme — pour ce qu’ils valent et donc examine le développement de la pensée d’Eliade non pas comme un élément a priori négatif et à dénoncer, mais comme un fait acquis à juger par rapport à ses inspirateurs, pour en évaluer la cohérence et l’incohérence, la conformité ou la difformité, l’évolution ou l’involution. C’est ce que fait Piero Di Vona, dans une longue et profonde analyse, en mettant en évidence les contradictions et les approximations d’Eliade justement par rapport à cette pensée “traditionnelle” dont ce dernier s’est nourri. Les conclusions de Di Vona peuvent donc se résumer ainsi : « La conception qu’Eliade a de l’histoire finit par rentrer elle aussi parmi les doctrines d’inspiration traditionaliste de notre siècle. Mais il s’agit d’un traditionalisme de valeur inférieure qui déteste les jugements définitifs sur le statut de l’homme contemporain, et qui est trop soucieux de s’accorder à la tendance historiciste, phénoménologique et religieuse dominante en Occident. De cela proviennent les incertitudes et les oscillations auxquelles s’expose Eliade, et dont la première est le fait de ne pas savoir définir avec certitude les limites entre l’homme traditionnel et l’homme moderne » (37).

En substance, résume Di Vona, « ne sont pas remis en question le sens et l’usage des noms, mais le rapport entre la tradition intemporelle et l’histoire, et le concept même de tradition chez Eliade. C’est cela qui est mal défini et variable. Sujet aux concessions les plus diverses de la culture contemporaine » (38). Avec les mots de Verona, nous sommes donc retournés au point de départ : à la formation, disons-le ainsi, "traditionnelle" d’Eliade et à la superposition progressive d’une culture "scientifique", "académique", "professorale", avec des affaiblissements successifs, des compromis, des incertitudes, des approximations et des changements. « L’Eliade académique résume bien Giovanni Monastra, de plus en plus inséré dans le monde de la culture officielle, après les discriminations et les censures, nous ne savons pas si par conviction ou par stratégie, modéra certaines de ses idées de départ et il sembla accepter, dans certains cas, des apports théoriques discutables » (39).

En conclusion de notre recherche, il reste justement cette contradiction de fond. Et pas seulement. Pour un de ces recours historiques qu’Eliade lui-même aurait jugés significatifs, à l’attitude qu’il eut avec le temps envers Evola, on peut reprendre les mêmes mots de la recension eliadienne de Rivolta contro il mondo moderno : « Evola est ignoré par les spécialistes, parce qu’il dépasse leurs cadres de recherche » (40). On pourrait parler d’une prophétie qui le concernerait à son tour.

Gianfranco de Turris, Antaios n°16, 2001.

Texte paru dans Origini XIII, 1997. Traduction : Blanche Bauchau. Une version considérablement amplifiée de cet essai a été publiée dans AA.VV, Delle rovine e oltre : Saggi su Julius Evola, Antonio Pellicani Editore, Rome 1995. Pour se procurer le numéro spécial d’Origini consacré à Eliade : écrire à La Bottega del Fantastico, Via Plinio 32,1- 20129 Milan.

Notes :

  • 1) Mircea Eliade, Si corrispondentii sai, édité par Mircea Handoca, Ed. Minerva, Bucarest, 1993, vol. I (A-E), pp. 275-280.
  • 2) Mircea Eliade e l’Italia, édité par Marin Mincu et Roberto Scagno, Jaca Book, Milan, 1982, pp. 252-257.
  • 3) Mircea Eliade, Fragments d’un journal II : 1979-1978, Gallimard, 1981, pp. 192-194. La traduction est de Gianfranco De Turris. Cf : « Il rapporto Eliade-Evola », édité par Giovanni Monastra, dans Diorama Letterario n°120, Florence, nov. 1988, pp. 17-20 ; et Claudio Mutti, Mircea Eliade e la Guardia di Ferro, Edizioni all’insegna del Veltro, Parme, 1989, p. 42.
  • 4) Mircea Eliade, Mémoires II 1937-1960 : Les moissons du Solstice, Gallimard, Paris, 1988, pp. 152-155. La traduction est de Gianfranco De Turris.
  • 5) Mircea Eliade, Si corrispondentii sai, cit., pp. 275-6. La traduction est de Gianfranco De Turris.
  • 6) Julius Evola, Il Cammino del cinabro, Scheiwiller, Milan, 1963, pp. 151 ; idem, Il fascismo, Volpe, Rome, 1964, p. 32.
  • 7) Julius Evola, Il fascismo, Volpe, Rome, 1974, p. 35 note 1. Cf. également la réimpression de cette troisième édition chez Settimo Sigillo, Rome, 1989, p. 35, note 1.
  • 8) Claudio Mutti, Mircea Eliade e la Guardia di Ferro, cit., pp. 39-45 et plus largement dans son Introduzione a La tragedia della Guardia di Ferro, Fondazione Julius Evola, Rome, en cours d’impression.
  • 9) Mircea Eliade, Le promesse dell’equinozio, Jaca Book, Milan, 1995, p. 156.
  • 10) Mircea Eliade e l’Italia, cit., pp. 25-70.
  • 11) Toutes les citations dans Rivolta contro il mondo moderno, in : « Il rapporto Eliade-Evola », cit., pp. 17-18.
  • 12) Cf. Michela Nacci, Tecnica e cultura della crisi, Lœscher, Turin, 1986.
  • 13) Julius Evola, Il cammino del cinabro, cit., p.151.
  • 14) Julius Evola, « Nella tormenta romena : voce d’oltretomba » dans Quadrivio, Rome, 11 déc. 1938.
  • 15) Julius Evola, « Il mio incontro con Codreanu », dans Civiltà n°2, Rome, sept-oct. 1973.
  • 16) Claudio Mutti, « Introduzione à Julius Evola », La tragedia della Guardia di Ferro, cit.
  • 17) Vasile Posteuca, Desgroparea Capitanului, Madrid, 1977, pp. 35-6. Cit. dans Claudio Mutti, Mircea Eliade e la Guardia di ferro, cit., pp. 42-43.
  • 18) Lettere de Julius Evola à Girolamo Comi (1934-1962), éditées par Gianfranco de Turris, Fondazione J. Evola, Rome, 1987.
  • 19) Mircea Eliade e l’Italia, cit., p. 252.
  • 20) Mircea Eliade e l’Italia, cit., p. 252.
  • 21) Mircea Eliade, Lo Yoga, Immortalità e libertà, Rizzoli, Milan, 1973, p. 167, note 9.
  • 22) Ce terme allemand se réfère au droit médiéval du talion et suppose que l’on a subi un tort. On peut le traduire par «réparation».
  • 23) Mircea Eliade e l’Italia, cit., p. 252.
  • 24) Ivi, pp. 253-4. La traduction a été corrigée en certains points.
  • 25) Philippe Baillet, « Julius Evola et Mircea Eliade (1927-1974) : une amitié manquée », dans Les deux étendards n°1, sept-déc. 1988, p. 48. Traduction italienne Jaca Book, Milan, 1987.
  • 26) loan P. Culianu, Mircea Eliade, Cittadella, Assise, 1978, p. 146.
  • 27) Crescenzo More, Storia sacra e storia profana, in : Mircea Eliade, Bulzoni, Roma, 1986, p. 14.
  • 28) Mircea Eliade e l’Italia, cit., p. 250.
  • 29) Ivi, p. 251.
  • 30) Cf. G. Monastra, « In ascolto del sacro », in : Diorama letterario n°109, Firenze, nov. 1987, pp. 2-3.
  • 31) Mircea Eliade e l’Italia, cit., p. 252.
  • 32) Furio Jesi, Cultura di destra, Garzanti, Milano, 1979, p. 5.
  • 33) Crescenzo More, Storia sacre e storia profana, cit., p. 17.
  • 34) Piero Di Voua, « Storia e Tradizione in Eliade », in : Diorama letterario n°109, cit., p.
  • 35) Ivi, pp. 13-14.
  • 36) G. Monastra, « Il rapporto Eliade-Evola, une pagina della cultura del Novecento », in : Diorama letterario n°120, cit., p. 17.

http://www.archiveseroe.eu/tradition-c18393793/25

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