Entretien avec Jean-François Gayraud
Jean-François Gayraud a toujours eu une double, sinon une triple casquette : policier - il est commissaire divisionnaire -, criminologue de haut vol et docteur en droit. Il scrute les métamorphoses incessantes de la criminalité en col blanc. Son dernier ouvrage, L'art de la guerre financière, nourri de Sun Tzu, Carl Schmitt et Julien Freund, est un grand livre de moraliste - ce que se doit d'être tout bon traité d'économie - doublé d'une analyse vertigineuse de la fraude systémique.
ÉLÉMENTS : Nous sommes en guerre dites vous. En guerre financière. Mais qui sont nos « ennemis » ? Où sont les armées ? Qui sont les généraux ?
JEAN-FRANÇOIS GAYRAUD : Pour bien comprendre que le concept de guerre ne relève pas de la métaphore facile, mais d'une claire prise en compte des véritables enjeux imposés par la domination inédite de la finance depuis les années 1980, il faut faire un petit peu d'histoire. La première guerre financière contemporaine a été menée par l'État fédéral américain contre ses alliés européens et japonais, lorsque le président Richard Nixon a mis fin unilatéralement en 1971 à la convertibilité du dollar en or.
Cette décision stratégique prise pour faire face aux déficits commerciaux et budgétaires américains a profondément transformé le système financier international tel qu'il avait été créé à la sortie de la Seconde Guerre mondiale par les accords dits de Bretton Woods. Afin de financer un système américain toujours plus avide de liquidités, Washington a fait de Wall Street la première place financière mondiale. Les politiques de dérégulation amorcées dans les années 1980 ont ensuite donné naissance à des mastodontes financiers, comme Goldman Sachs, qui ont peu à peu conquis leur autonomie face au pouvoir politique. Depuis la mise en œuvre des politiques de dérégulation, d'abord aux États-Unis, puis en Europe, la finance n'est-elle pas devenue un phénomène de pouvoir, avec de véritables puissances, poursuivant des objectifs propres ? La dérégulation des années Reagan et Clinton a sorti le génie de la lampe : la haute finance s'est émancipée au détriment des États et des peuples. Comprenons bien ce qui se joue: des puissances financières développent des formes d'hostilité en direction des peuples; telle est la signification exacte du concept de guerre. Il faut avoir une vision réductrice de la guerre, donc de l'hostilité, pour ne l'envisager que sous le seul angle des affrontements militaires. L'hostilité a toujours revêtu dans l'histoire des formes diverses : militaire, mais aussi politique, culturelle, économique ou financière. Et cette hostilité est en partie criminelle quand on prend en compte deux dimensions de l'action de la haute finance : les fraudes gigantesques, souvent systématiques et parfois à effet systémique (subprimes, manipulation des taux interbancaires du Libor, etc.), et ensuite les conséquences destructrices sur les populations. Il suffit de songer à ce qui se passe en Grèce. Les morts dus aux crises financières sont statistiquement invisibles, mais se comptent par centaines de milliers. Ce qui se trame, au sens de la dramaturgie, relève de la politique. Ainsi, fondamentalement, il n'y a jamais de crises financières, mais des choix politiques ayant des conséquences financières. Rechercher les seules explications techniques et ignorer les racines politiques, consiste à confondre, comme le soulignait Polybe, le commencement avec la cause. L'idéologie néolibérale est évidement rétive à toute analyse en termes d'hostilité. Les libéraux veulent imposer l'idée que la concurrence, et non l'hostilité, est la solution ultime. Si on admet que la question de l'hostilité est pertinente, alors elle nous conduit ensuite vers le véritable questionnement sous-jacent : qui est l'ennemi ?
ÉLÉMENTS : Dès la première ligne de votre livre, vous faites appel à Julien Freund et à Carl Schmitt pour dire que le plus important est de désigner l'ennemi. Qu'est-ce qui vous a conduit à recourir à la polémologie pour caractériser la financiarisation ? L'approche criminologique serait-elle insuffisante ?
JEAN-FRANÇOIS GAYRAUD : Nietzche observe que nos affects expliquent nos idées. J'ai été indigné de voir comment la haute finance est sortie triomphante de la crise de 2008 malgré son écrasante responsabilité dans la grande fraude des subprimes. De même, à l'été 2015, nous avons tous pu constater comment la Grèce avait été laminée par une propagande honteuse dans une ambiance de millénarisme d'un autre âge. J'ai alors réalisé que ma matrice première pour analyser les dérèglements de la haute finance, la criminologie, ne suffisait plus. Savoir identifier les fraudes dans ces tragédies financières complexes était indispensable, mais non suffisant. Et ce, pour deux raisons. La première tient au fait que si la question criminelle est importante voire centrale - dans l'analyse des crises financières contemporaines nées de la dérégulation, elle n'est pas déterminante dans la question de la dette souveraine grecque. La seconde est que, quel que soit le niveau de fraude dans tous ces dérèglements, ce qui se joue relève fondamentalement d'un rapport de force entre des puissances politiques moribondes et des puissances financières conquérantes. Autrement dit, le terrain véritable de compréhension débordait le cadre de la criminologie au profit de la polémologie. L'analyse par la polémologie et donc la guerre introduit la double nécessité de penser l'hostilité et l'ennemi. L'analyse par la criminologie et donc par le crime introduit une double réflexion sur la faute et la responsabilité. Avec ces nouvelles variables explicatives, la lecture des grands événements financiers diffère du récit ordinaire proposé par les économistes et les médias. C'est un récit moins consensuel et confortable qui nous sort des évidences courantes. Le diagnostic sur les causes que je propose diffère forcément de l'opinion dominante. Les thérapies elles aussi sortent forcément des thérapies habituelles.
À suivre