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La dictature ? Ce n'est pas ce qu'on croit (2019)

La dictature ? Ce n'est pas ce qu'on croit.jpegDans Demain la dictature, Philippe Bornet pose, sans le moindre point d'interrogation une question désagréable à entendre : sommes-nous en route pour la dictature. Il montre que depuis la Révolution française notre histoire a toujours dû compter avec cette éventualité, qui correspond trop bien à notre caractère latin.

Propos recueillis par l’abbé G de Tanoüarn

Pourquoi aborder cette question passionnelle de la dictature ?

Justement parce qu'elle est passionnelle et le plus souvent mal traitée. J'ai travaillé la question comme un bon lycéen et je me suis astreint à revoir toutes les dictatures antiques et françaises dans l’ordre chronologique. C'est impressionnant de voir comment aussi bien au XIXe siècle qu’au XXe siècle, notre démocratie a eu besoin de la dictature.

Dans la conclusion, je pose la question qu’est-ce que la dictature ? Et je réponds : « C'est une résurrection de souveraineté ». Prométhée, le personnage de la mythologie grecque a levé l’étendard de la révolte. Eh bien ! Le dictateur, c'est l'anti-Prométhée, ou si vous voulez, c'est le champion d'une désobéissance contraire. Pour bien comprendre cela, il faut ajouter - c'est l'objet de la conclusion de ce livre de le formuler - que la souveraineté n'est pas simple. Sur ce sujet, l'histoire romaine nous a tout appris. Les Romains avaient parfaitement compris que la souveraineté se compose en deux parties : la potestas et l’auctoritas

Pouvez-vous expliciter ces deux notions de potestas et d'auctoritas ?

En général, si le dictateur peut revendiquer la légitimité politique à son profit, c'est parce qu'il restaure l’auctoritas. Il y a toujours, ne serait-ce que par habitude, un reste de la potestas dans un gouvernement. Et, par temps calme, l'utilisation de la force institutionnelle (la potestas) suffit pour gouverner. Mais justement ! Le monopole de la violence légale, dont parle Max Weber ne permet pas toujours d'affronter les tempêtes politiques. À ce moment-là, on ressent que la contrainte du pouvoir devient insupportable, d'autant plus insupportable qu elle est ressentie comme inefficace. Une autre dimension de la souveraineté fait sentir sa nécessité, ce que les Latins appelaient l’auctoritas. L’auctoritas est la capacité de se faire obéir sans contrainte. Et - tout le paradoxe de mon sujet est là - c'est le dictateur qui restaure l’auctoritas et qui, sans coup férir, ressuscite ainsi la souveraineté. Dans l'histoire romaine, c'est l'aventure de Sylla, le dictateur qui a obtenu de ses troupes qu'elles financent elles-mêmes sa campagne contre Mithridate, sur le Bosphore, et qui, revenu en Italie, par Brindisi, remonte sur Rome dans l’ordre le plus strict : le proconsul Sylla interdit à ses troupes tout espoir de butin. Il se fait obéir, parce qu'il a une auctoritas exceptionnelle.

Quelle est la dictature dans l'histoire française qui vous semble la plus représentative de cette distinction entre auctoritas et potestas ?

J'ai compris cette distinction à travers le cas de Charles de Gaulle. Je voudrais en rappeler ici quelques éléments historiques oubliés. En avril 1958 après la chute du cabinet Gaillard, Pleven est pressenti pour former un gouvernement. Mais il n'y parvient pas : le gouvernement de la IVe République est démonétisé. Le FLN vient d'exécuter trois soldats français. Les socialistes refusent de faire partie du nouveau gouvernement. Il faut une poigne de fer pour résoudre la question algérienne. Finalement Pfimlin est nommé Président du conseil. Alger se soulève. Comme l’écrit le général Salan à Paris, « le vœu profond des populations françaises et musulmanes s’oriente vers le général de Gaulle ». De son côté le général de Gaulle fait savoir qu’« il se tient prêt ». Comment va-t-il s’emparer du pouvoir ? Dans le plus grand secret, l'opération Résurrection est montée. L’état-major de Massu avait préparé un plan complet de contrôle de Paris, avec 4 000 parachutistes, deux régiments de blindés de l’artillerie lourde, deux bataillons d'infanterie, les trois compagnies du bataillon de Joinville et 500 CRS. Mais personne ne souhaite vraiment l’affrontement. Le socialiste Guy Mollet « craint une guerre civile sans armée républicaine » et redoute « le danger bolchevique ». Au fond, en l’absence de véritable Président du conseil, c'est du chef de l'État, le président Coty que doit venir l'initiative. Il n’est pas chaud ! « Je ne vais tout de même pas me rendre en pèlerinage à Colombey » argue-t-il. Le 29 mai au matin, alors que six premiers Dakotas ont décollé d Orléans Coty décide de faire lire un message devant l’Assemblée nationale : « Je demande au général de Gaulle de bien vouloir conférer avec le Chef de l’État [lui-même donc] et d'examiner avec lui ce qui dans le cadre de la légitimité républicaine est immédiatement nécessaire à un gouvernement de salut national et ce qui pourra, à une échéance plus ou moins proche être fait ensuite pour la réforme de nos institutions. Je prendrais ensuite, en mon âme et conscience la décision qui s'impose ». La dernière phrase laisserait à penser que Coty aura le dernier mot, mais comme il n’en réfère qu à sa conscience, nous voilà tranquillisés. Coty avait voté en 1940 « en son âme et conscience » les pleins pouvoirs au Maréchal Pétain. De Gaulle ne s'y trompe pas : il quitte Colombey et arrive à l’Élysée côté jardin pour éviter les journalistes. De par son passé, il avait, il portait en lui l’auctoritas. Le pouvoir est tombé comme un fruit mûr, avec la potestas. Du coup le bras de fer ne sera pas nécessaire. Les régiments parachutistes mis en alerte sont consignés dans leurs casernes et les six Dakotas font demi-tour. L’opération Résurrection n’aura même pas été nécessaire, tant est forte et nécessaire l’auctoritas.

D'où vient le prestige de l’auctoritas ?

Cette autorité incontestable, on la trouve toujours dans les armées, c'est celle du général victorieux, celle d'un Bonaparte par exemple. Le dictateur est celui qui met son auctoritas militaire au service de la nation. L’auctoritas a quelque chose de transcendant. Elle vient de Dieu, c'est la dimension sacrée du pouvoir. Cela tient au prestige du général, certes, mais pas seulement. Pour les Capétiens, cette dimension - Jeanne d'Arc l’avait compris - vient du sacre de Reims. Pour les Romains, les consuls ont aussi une dimension religieuse, avec la capacité d'augure. Ils doivent évaluer ainsi le moment opportun, pour risquer les troupes. Chez les Égyptiens, il y a une véritable hiérogamie la mère du pharaon a couché avec le dieu. On peut citer beaucoup d'autres exemples de cette dimension sacrée de la souveraineté, que les Romains appelaient auctoritas.

Et d'où vient cette mystérieuse souveraineté, ce pouvoir absolu, qui existe d'abord en démocratie et qui constitue nos Républiques ? »

La souveraineté est universelle, comme la République d'ailleurs qui n’existe pas seulement en démocratie, mais partout où la « chose publique » est distincte du bien des individus. Il y a deux thèses sur l'histoire de la souveraineté la thèse du droit divin, figurée concrètement par la loi de primogéniture en ligne droite, que l’on retrouvera jusqu’à Napoléon III et son héritier mâle. Et la thèse du contrat, qui vaut pour un ensemble d'individus qui, par hypothèses sont tous comme des célibataires sans enfant le contrat est l'idée de leur union politique. Ma thèse, entre le droit divin et le contrat social est qu'il y a bien un contrat, mais un contrat entre des familles et non entre des individus. Ces familles ont été configurées par Dieu à lui-même dans une loi de nature qui répartit la souveraineté entre l'homme et la femme. La potestas est à l'homme et l’auctoritas est à la femme.

Il est vrai qu'auctoritas est un nom féminin, en latin. Mais potestas également. Qu'est-ce qui appuie votre intuition sur le masculin et le féminin de la souveraineté ?

Ne cherchez pas : cela n’a rien à voir avec la grammaire. Pour créer la souveraineté, l'homme et la femme, dans les familles, renoncent à leur pouvoir respectif. Le symbole de la souveraineté, à Rome, c'est le fameux faisceau de licteur qui comporte trois cents lamelles pour les 300 familles romaines autour de la hache du roi, fort de ces trois cents renonciations des chefs de familles à leur pouvoir. Si le Roi est dépositaire de la potestas masculine, c'est le Sénat, à Rome, qui recueille l’auctoritas féminine. Je crois avoir apporté de multiples indices de ce rapprochement entre l’auctoritas féminine et le sénat dans mon livre. Mais je vais vous faire une confidence, qui n’est pas dans Demain la dictature : sans mon livre précédent, sur Marie à Paris, je crois que je n’aurais pas eu cette intuition. Mais justement j'ai découvert que la Vierge Marie, archétype de toutes les femmes dans la religion catholique, est à la fois mère, épouse et souveraine. Ainsi, dans l'Église, la Vierge Marie est détentrice de l’auctoritas. J'abandonne cette idée aux théologiens.

Alors vraiment, demain la dictature ?

Connaissez-vous ce sondage IFOP de novembre 2018, d'après lequel 41 % des Français sont d'accord pour confier le pays « à un pouvoir politique autoritaire quitte à alléger les mécanismes de contrôle démocratique s'exerçant sur le gouvernement ». Le même sondage tout récent précise que chez les étudiants, c'est une personne sur deux qui s'accommoderait d'une telle perspective.

Pour répondre plus précisément à votre question, je ne suis pas prophète, mais je sais deux choses une société ne peut pas vivre sans souveraineté et la souveraineté, dans chaque famille a deux pôles, le pôle masculin et le pôle féminin. Qu’est-ce que l'insurrection des Gilets jaunes ? Pas une insurrection révolutionnaire, c’est le contraire de la Révolution. Les Gilets jaunes, c'est la multitude qui s’assemble pacifiquement en attente d'un roi. Thomas Hobbes l'a dit : Rex est populus. Le roi c'est le peuple assemblé. Ou comme dit Jean Bodin, « la multitude s'assemble et elle s’ordonne à l'un ». Il n’est pas écrit que les Gilets jaunes parviennent à sauver l’auctoritas et à mener, comme les gaullistes en 58, une opération Résurrection. Mais en tout cas, si je peux me permettre : ils sont là pour cela.

✍︎ Philippe Bornet, Demain la dictature, Presse de la délivrance, 2019, 22 €

monde&vie 8 février 2019 n°966

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