Intervention donnée à l’Université d’été de Civitas, le 16 août 2019
Introduction :
Au milieu du XVIIe siècle, en 1687 exactement, le moraliste Jean de la Bruyère, connu pour ses « caractères », écrivait des paysans français : « L’on voit certains animaux farouches, des mâles et des femelles, répandus par les campagnes, noirs, livides, et tout brûlés du soleil, attachés à la terre qu’ils fouillent et qu’ils remuent avec une opiniâtreté invincible : ils ont comme une voix articulée, et quand ils se lèvent sur leurs pieds, ils montrent une face humaine, et en effet ils sont des hommes. Ils se retirent la nuit dans des tanières où ils vivent de pain noir, d’eau et de racines : ils épargnent aux autres hommes la peine de semer, de labourer et de recueillir pour vivre, et méritent ainsi, de ne pas manquer de ce pain qu’ils ont semé. »
Voltaire en 1769, désireux de dénoncer l’oppression subie par les paysans de la part des évêques qui régissaient le carême, écrit : « Est-il quelqu’un qui ignore que nous ne mangeons jamais de viande ? … Peu d’entre nous ont la consolation d’un bouillon gras dans leurs maladies » Jolies descriptions qui donneront des idées aux hommes des Lumières au siècle suivant : le paysan est un abruti arriéré penché sur la glèbe ; il boit de l’eau, se nourrit mal de pain noir et de racines ; pourtant il mériterait de pouvoir manger de ce pain qu’il a semé et qui nourrit les autres hommes.
Difficile en effet de ne pas souhaiter à un tel arriéré de bénéficier du progrès. On va s’occuper de lui.
Ce progrès aura nom Lumières, et sera conquis grâce à la Révolution.
Au commencement était la communauté
En 1590 un jurisconsulte, Guy Coquille, écrit : « avant que les proprietez des choses fussent distinctes, tout estoit public et commun... Les premiers Autheurs des loix qui ont réglé les peuples pour les faire vivre en paix… ont réservé au public pour demeurer en sa première nature ce qui estoit nécessaire pour tous ensemble…. Suivant ce, se peut dire que le seigneur d’un pré en prairie n’est pas seigneur de la pleine propriété, mais seulement pour s’en servir selon ce que la Coutume luy en a donné puissance et permission. »
C’est ce qu’on appelle la tradition : elle fut communautaire. Tous les villages possédaient des communaux qui leur appartenaient collectivement, comme des bois, des prés, des champs.
Le village était attaché aux biens communaux dont « L’usage en appartient à tous et la propriété à personne, parce que ces sortes de biens sont appelés choses de l’université dont l’aliénation est prohibée ». Aucun propriétaire, fût-il le seigneur, ne pouvait interdire que les paysans y envoient leurs bêtes : les champs étaient ouverts à tous. Cette propriété collective apportait la nourriture pour les bêtes (qui apporteront l’engrais pour la culture), le bois de chauffage ou d’œuvre, les liens pour la moisson, l’osier pour la vannerie, le chaume pour les toits, les herbes pour la litière… Celui qui n’avait rien y était chez lui et n’y mourait pas de faim. La vaine pâture était pratiquée partout. Elle était ce droit est correctif à la propriété privée qui avait grandi partout : une fois le blé ou le foin engrangés, la terre redevenait vaine, c’est-à-dire vide. Le plus pauvre des paysans, celui qui ne possédait pas de terre, pouvait y envoyer ses bêtes et s’en nourrir.
Grâce à la communauté, le pauvre vivait sans manquer de rien.
La propriété était donc très sévèrement limitée par les droits de la communauté. Par le droit général de la France, écrit Coquille, les héritages ne sont en défense et en garde que quand les fruits sont dessus ; et dès qu’ils sont enlevés, la terre, par une espèce de droit des gens, devient commune à tous les hommes, riches ou pauvres également.
Le seigneur était soumis aux mêmes règles et servitudes que les autres. Les pâturages appartenaient à tous et le seigneur n’y avait aucun droit particulier : il pouvait y faire paître ses propres bêtes, ni plus ni moins.
Le seigneur qui fait battre les étangs la nuit par ses manants pour faire taire les grenouilles qui troublent son sommeil est une plaisanterie grossière (mais rapportée la nuit du 4 août 1789 par un député breton).
Comme chef de la communauté il s’en faisait respecter s’il la respectait. Les droits communautaires étaient multiples et les paysans y tenaient comme à la prunelle de leurs yeux, car ils avaient clairement conscience que la terre était à eux.
Toute l’influence des Lumières consistera à saper cette tradition et à la remplacer par l’individualisme, qui portera le joli nom de « liberté ».
Ce sera la liberté de clore ses champs, donc de les soustraire aux usages communs comme la vaine pâture ; la liberté d’aliéner les communaux et enfin et surtout la liberté de vendre ses produits au plus offrant au lieu de les apporter au marché. Cette liberté plongera la paysannerie dans la pauvreté au milieu de l’abondance.
A la veille de la révolution, le paysan aura perdu 80 % de son pouvoir d’achat en un demi-siècle. Toutes les calamités qu’il a connues dans l’Histoire avaient pour cause les guerres : là ce fut l’horreur en temps de paix : le paysan n’avait plus de terres disponibles, il n’avait plus d’argent, plus de bétail, il avait froid et il avait faim.
On aura beau jeu de dire que c’est l’ancien système qui en était responsable, alors qu’il s’agissait du nouveau.
La communauté se gère elle-même.
Nous sommes dimanche, à la sortie de la messe à laquelle tout le monde se rend, ainsi fait-on au royaume de France.
Tout le monde est en habit de fête. Femmes et enfants rejoignent les domiciles tandis que les hommes s’assemblent autour de l’arbre, debout ou assis sur des murettes.
Ils vont délibérer, puis voter les décisions qui les concernent. Les hommes sont là comme chefs de famille. Une veuve devenue chef de famille sera présente : elle délibèrera et votera comme les autres. On peut également être électeur célibataire si on est inscrit sur le rôle de taille : si on paye des impôts, c’est signe qu’on ne fait plus partie du foyer paternel.
Tout le monde doit être là : l’assemblée a été annoncée de maison et de porte en porte, au son du tambour, et le curé l’a annoncée au prône
La réunion doit se faire dans un lieu accessible à tous, en plein air autant qu’il est possible.
Si le temps ne le permet pas, on se réunira dans l’école, dans la halle ou même dans l’église. Certaines ont des porches qui peuvent servir d’abri le cas échéant : l’église paroissiale est une véritable maison commune.
Il faut être au moins dix pour que la délibération soit valide. Au-dessous de dix, on est une réunion de particuliers et on ne peut nommer un procureur. S’il s’agit de voter un emprunt, il faudra au moins les deux tiers des habitants.
À suivre