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L’HISTOIRE 2/6

Le mythe, les idéologies, la prétendue science égalitaire expriment donc, si l'on peut dire, les niveaux successifs de conscience d'une même volonté. Œuvre d'une même mentalité, ils présentent toujours la même structure fondamentale. Il en va de même, naturellement, pour les conceptions de l'histoire qui en dérivent, et qui ne diffèrent entre elles que par la forme et le langage utilisé dans le discours. Quelle que soit sa forme historique, la vision égalitaire de l'histoire est une vision eschatologique, qui attribue à l'histoire une valeur négative et ne lui reconnaît un sens que dans la mesure où le mouvement historique tend, de par son propre mouvement, à sa négation et à sa fin.

restitution d'un moment donné

Si l'on examine l'Antiquité païenne, on s'aperçoit qu'elle a oscillé entre deux visions de l'histoire, dont l'une n'était d'ailleurs que l'antithèse relative de l'autre : toutes deux concevaient le devenir historique comme une succession d'instants dans laquelle chaque instant présent délimite toujours, d'un côté le passé, et de l'autre l'avenir. La première de ces visions propose une image cyclique du devenir historique. Elle implique la répétition éternelle d'instants, de phases ou de périodes donnés. C'est ce qu'exprime la formule Nihil sub sole novi (rien de nouveau sous le soleil). La seconde, qui finira d'ailleurs par se résorber dans la première, propose l'image d'une droite ayant un commencement, mais n'ayant pas de fin, du moins pas de fin imaginable et prévisible.

Le christianisme a opéré en quelque sorte une synthèse de ces deux visions antiques de l'histoire, en leur substituant une conception de l'histoire que l'on a appelée “linéaire”, et qui est en réalité segmentaire. Dans cette vision, l'histoire a bien un commencement, mais elle doit aussi avoir une fin. Elle n'est qu'un épisode, un accident dans l'être de l'humanité. Le véritable être de l'homme est extérieur à l'histoire. Et c'est la fin de l'histoire qui est censée le restituer, en le sublimant, tel qu'il était avant le commencement. Comme dans la vision cyclique, il y a donc dans la vision fragmentaire conclusion par restitution d'un moment donné, mais, contrairement à ce qui se passe avec le cycle, ce moment est situé désormais hors de l'histoire, hors du devenir historique : à peine restitué, il se figera dans une immuable éternité : le mouvement historique, étant achevé, ne se reproduira plus. De même, comme dans la vision qui implique une droite en progression perpétuelle, il y a, dans la vision segmentaire, un commencement de l'histoire, mais à ce commencement s'ajoute une fin, si bien que la véritable éternité humaine n'est plus celle du devenir, mais celle de l'être.

Cet épisode qu'est l'histoire est perçu, dans la perspective chrétienne, comme une véritable malédiction. L'histoire résulte d'une condamnation de l'homme par Dieu, condamnation au malheur, au travail, à la sueur et au sang, qui sanctionne une faute commise par l'homme. L'humanité, qui vivait dans la bienheureuse innocence du jardin d'Éden, a été condamnée à l'histoire parce qu'Adam, son ancêtre, a transgressé le commandement divin, a goûté le fruit de l'arbre de science, et s'est voulu pareil à Dieu. Cette faute d'Adam, en tant que péché originel, pèse sur tout individu venant au monde. Elle est par définition inexpiable, puisque l'offensé est Dieu lui-même.

Mais Dieu, dans son infinie bonté, accepte de se charger lui-même de l'expiation : il se fait homme en s'incarnant dans la personne de Jésus. Le sacrifice du Fils de Dieu introduit dans le devenir historique le fait essentiel de la Rédemption. Sans doute celle-ci ne concerne-t-elle que les seuls individus touchés par la Grâce. Mais elle rend désormais possible le lent cheminement vers la fin de l'histoire, à laquelle la communauté des saints devra désormais préparer l'humanité. Enfin, un jour viendra où les forces du Bien et du Mal se livreront une dernière bataille, laquelle aboutira à un Jugement dernier et, par-delà ce Jugement, à l'instauration d'un Royaume des cieux ayant son pendant dialectique dans l'abîme de l'Enfer.

Éden d'avant le commencement de l'histoire, péché originel, expulsion du jardin d'Éden, traversée de cette vallée de larmes qu'est le monde, lieu du devenir historique, Rédemptioncommunauté des saintsbataille apocalyptique et Jugement dernierfin de l'histoire et instauration d'un Royaume des cieux : tels sont les mythèmes qui structurent la vision mythique de l'histoire proposée par le christianisme, vision dans laquelle le devenir historique de l'homme a une valeur purement négative et le sens d'une expiation.

la vision marxiste

Les mêmes mythèmes se retrouvent sous une forme laïcisée et prétendument scientifique dans la vision marxiste de l'histoire. (En employant ce mot, de “marxiste”, nous n'entendons pas participer au débat, très à la mode aujourd'hui, sur ce que serait la “véritable pensée” de Marx. Au cours de son existence, Kart Marx a pensé des choses assez différentes et l'on pourrait discuter pendant des heures pour savoir quel est le “vrai” Marx. Nous nous référerons donc ici à ce marxisme reçu qui a été très longtemps, et qui reste en fin de compte la doctrine des partis communistes et des États se réclamant de l'interprétation de Lénine). Dans cette doctrine, l'histoire est présentée comme le résultat d'une lutte de classes, c'est-à-dire d'une lutte entre groupes humains se définissant par rapport à leurs conditions économiques respectives.

À suivre

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