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Evola, une éthique chevaleresque au service de l’Europe 3/3

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Le contre-modèle de l’Empire, auquel Evola a consacré quelques-unes de ses meilleures pages, est tout aussi parlant. L’empire romain-germanique a incontestablement mieux respecté l’organicité de la société que l’État-nation. Mais il l’a mieux respectée dans la mesure où son pouvoir était, non pas absolu et inconditionné, mais au contraire relativement faible, où la souveraineté y était partagée ou répartie, et où le pouvoir se souciait moins d’imposer sa « forme » aux différentes collectivités locales que de respecter le plus possible leur autonomie.

Le principe même de toute construction impériale est en effet le principe de subsidiarité ou de compétence suffisante. On ne saurait oublier que ce principe implique de laisser à la base le maximum de pouvoir possible et de ne faire remonter vers le « haut » que la part d’autorité et de décision qui ne peut s’y exercer. Or, pour Evola, tout doit au contraire venir du « haut », précisément parce que ce « haut » est étranger à tout naturalisme. La question est alors de savoir comment l’antinaturalisme rigoureux d’Evola peut se concilier avec son organicisme.

Élite et ordre européen

Ce n’est évidemment pas une élite au sens que les libéraux donnent à ce mot, ni au sens que lui donne l’école « élitiste » de politologie, représentée not. par Roberto Michels ou Pareto. C’est tout d’abord une élite au sens éthique du terme. Pour Evola, appartient à l’élite, non le « meilleur » au sens darwinien ou le plus performant au sens de Pareto, mais celui chez qui l’ethos domine sur le pathos, celui qui a « le sens d’une supériorité vis-à-vis de tout ce qui n’est que simple appétit de “vivre” », celui qui a fait siens « le principe d’être soi-même, un style activement impersonnel, l’amour de la discipline, une disposition héroïque fondamentale ». L’élite est donc d’abord chez lui une aristocratie. Elle incarne une « race de l’esprit », un type humain particulier qu’Evola définit comme « homme différencié », et dont il pose l’avènement (ou la renaissance) comme un préalable indispensable à toute action dans le monde.

C’est d’autre part une élite qui s’oppose fondamentalement, non seulement à la masse, mais aussi au peuple, à la façon dont le « haut » s’oppose au « bas ». Il faut ici rappeler que, chez Evola, contrairement à la notion d’« État », toujours positive, les notions de « peuple » ou de « nation » ont presque toujours une valeur négative. L’État représente l’élément « supérieur », tandis que le peuple et la nation ne sont que des éléments « inférieurs ». Qu’il soit demos ou ethnosplebs ou populus, le peuple n’est aux yeux d’Evola que « simple matière » à mettre en forme par l’élite. Il en va de même de la nation et de la société. Des termes comme « peuple », « nation », « société », apparaissent même dans ses écrits comme pratiquement interchangeables : tous correspondent à la dimension purement physique, « naturaliste », indifférenciée, fondamentalement passive, de la collectivité, à la dimension de la « masse matérialisée » qui, par opposition à la forme que seule peut conférer l’État, reste de l’ordre de la matière brute. Evola se situe de ce point de vue à l’exact opposé des théoriciens du Volksgeist [esprit du peuple] comme Herder : le peuple ne saurait représenter pour lui une valeur en soi, il ne saurait être le dépositaire privilégié de l’« esprit » créateur d’une collectivité donnée. Evola est tout aussi indifférent à la question du lien social, voire au social lui-même, qu’il englobe volontiers dans l’« économico-social », autre désignation chez lui du monde de l’horizontal ou du règne de la quantité. « Tout ce qui est social, écrit-il, se limite, dans la meilleure des hypothèses, à l’ordre des moyens ». C’est pourquoi l’on ne trouve pas chez lui de pensée sociologique, ni d’ailleurs de véritable pensée économique.

Enfin, c’est une élite masculine et virile. Ce point est à mon sens extrêmement important, si important même qu’il me semble y avoir de bonnes raisons de penser que l’ouvrage-clé de toute la pensée évolienne n’est pas Rivolta contro il mondo moderno [1934], comme on le croit généralement, mais bien sa Metafisica del sesso [1958]. Evola est obsédé par la double polarité masculin-féminin, qu’il assimile analogiquement à la polarité du haut et du bas. L’État, chez lui, est au peuple ce que l’homme est à la femme : l’incarnation d’un principe actif supérieur qui, comme tel, s’oppose au principe féminin, principe passif assimilé à tout ce qui est de l’ordre de la matière, de la nature, du social, etc. L’opposition de l’esprit et de l’âme, tout comme l’opposition entre la tradition « hyperboréenne », porteuse d’un ethos viril et lumineux, et les cultures du Sud, correspondant au « monde lunaire et chtonien » de la Mère ou de la Femme, se déduit du même schéma. Cette représentation d’une « lutte incessante » entre le masculin et le féminin, lutte que l’on pourrait transposer sur tous les plans, n’est certes pas sans intérêt (d’autant qu’Evola est l’un des rares auteurs de droite, avec Raymond Abellio, à avoir théorisé ce problème), mais elle n’en est pas moins éminemment contestable à mes yeux, pour toute une série de raisons que je n’exposerai pas ici. Le fait est, en tout cas, qu’elle joue un rôle de premier plan dans la pensée d’Evola, et qu’elle inspire directement sa conception de l’élite. Pour Evola, les hommes ne peuvent appartenir à l’élite qu’en se séparant des femmes, ou du moins de ce qu’il appelle l’« ordre féminin ». D’où chez lui l’idéal d’une « société d’hommes », qui trouve son aboutissement symbolique dans la notion d’« Ordre ». Sans doute faudrait-il — horresco referens ! — une psychanalyse pour expliquer ce systématisme.

L'Europe comme destin

Evola avait très bien compris que la désunion des nations européennes était l’une des causes principales de leur impuissance à constituer dans le monde un pôle de puissance autonome et un creuset de civilisation. « La mesure de la liberté concrète, de l’indépendance et de l’autonomie est, avant tout, la puissance », écrit-il. Par opposition au modèle de la « nation européenne », il en tient par ailleurs pour le modèle de l’Empire, seul capable à ses yeux de concilier l’unité et la multiplicité.

La structure de cet Empire, ajoute-t-il, pourrait être « celle d’un fédéralisme, mais organique et non acéphale, un peu comme celui que réalisa Bismarck dans le deuxième Reich », étant entendu que « ce qui devrait être exclu, c’est le nationalisme (avec son prolongement tératologique, l’impérialisme) et le chauvinisme, c’est-à-dire l’absolutisation fanatique d’une communauté particulière ». En même temps, J. Evola est bien conscient de l’impossibilité, dans le monde actuel, de donner à cette Europe unie un fondement spirituel correspondant à ses vœux. Son appel à la formation d’un groupe « constitué par des descendants de vieilles familles européennes qui tiennent encore debout » laisse à ce propos pour le moins rêveur.

En fait, Evola conçoit principalement l’Europe à la lumière de l’« idée impériale » héritée du Moyen Âge, et plus spécialement du Saint-Empire romain-germanique dans sa version gibeline. Cette référence me paraît plutôt bien venue, et je partage pour ma part tout à fait la critique du nationalisme que fait Evola, critique qui me paraît l’un des points les plus forts de sa pensée. Il me semble néanmoins que la pensée évolienne achoppe ici encore sur un certain nombre d’apories ou de contradictions.

Evola, je l’ai déjà dit, se prononce à la fois pour la monarchie et pour l’Empire, comme si les fonctions royales et impériales étaient plus ou moins interchangeables, ce qui est assez curieux, puisque dans l’histoire c’est au nom des monarchies nationales que le principe impérial a le plus été contesté. Il en tient d’autre part pour un modèle étatique dont l’expérience historique nous montre qu’il a été beaucoup plus fortement incarné dans les nations que dans les empires : ce qui caractérise l’Empire, c’est que l’autorité de l’État y est toujours partagée.

Evola semble en outre oublier que l’État a été le principal acteur politique de la modernité qu’il dénonce, et que l’État moderne s’est construit, en même temps d’ailleurs que le marché, sur les ruines de l’ordre féodal qu’il admire. Tout en reconnaissant implicitement que le fédéralisme est aujourd’hui le système qui peut le plus légitimement se réclamer du modèle impérial, il n’en affirme pas moins que l’ordre politique ne peut se construire qu’à partir du « haut », alors que le fédéralisme intégral implique au contraire que cet ordre politique s’établisse à partir du « bas », c’est-à-dire à partir de la base. Raisonnant au niveau des principes abstraits, Evola ne paraît pas conscient de ces contradictions. Métaphysique et politique, décidément, ne font pas bon ménage !

http://www.archiveseroe.eu/histoire-c18369981/43

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