L’écrivain franco-sénégalais Tidiane N’Diaye lève opportunément le voile sur deux aspects de la traite des Noirs dont on ne parle jamais. Celle qui fut menée par les trafiquants d’esclaves arabes, et celle qui mit aux prises les royaumes d’Afrique entre eux.
Le 21 mai 2001, le Parlement français votait une loi défendue par Christiane Taubira, alors députée de Guyane, reconnaissant comme crimes contre l’humanité « la traite des Noirs et l’esclavage des populations africaines, amérindiennes, malgaches et indiennes, perpétrés en Amérique et aux Caraïbes, dans l’océan Indien et en Europe, à partir du XVe siècle ».
En vertu de cette loi, Olivier Pétré-Grenouilleau, un historien de l’esclavage, serait menacé d’une action en justice, en 2005, parce que, dans un entretien accordé au Journal du dimanche (12 juin 2005), il avait refusé d’assimiler à un génocide la traite des Noirs à travers l’Atlantique. L’historien venait de publier Les traites négrières (Gallimard, 2004), un ouvrage dans lequel il exposait les trois types de traite des Noirs : la traite transatlantique, la traite terrestre interafricaine et la traite maritime orientale vers les pays musulmans. S’agissant de la traite vers les îles caraïbes et l’Amérique, expliquait-il, la condition des esclaves était terrible, mais leurs maîtres européens ne cherchaient pas à les tuer : en raison de leur valeur vénale, il fallait au contraire les préserver.
Durant quatre siècles environ, des navires partis d’Europe avec une cargaison de troc échangeaient ces marchandises sur les côtes africaines avec des captifs qu’ils allaient vendre de l’autre côté de l’Océan, puis regagnaient le Vieux Continent avec un fret de retour composé de produits tropicaux. Toute une bourgeoisie occidentale a fait fortune dans ce commerce triangulaire transatlantique que nous jugeons aujourd’hui monstrueux. Curieusement, toutefois, c’est toujours sur la traite transatlantique qui fait l’objet de débats ou de commémorations. Les deux autres formes de traite – la traite interafricaine occidentale et la traite maritime orientale – suscitent rétrospectivement moins d’indignation. Un écrivain franco-sénégalais, Tidiane N’Diaye, anthropologue et économiste, auteur de nombreux ouvrages sur les civilisations négro-africaines, a consacré en 2008 à cette tragédie une enquête historique documentée, Le Génocide voilé, publiée chez Gallimard. Désormais disponible en collection de poche, l’ouvrage étudie la traite des Noirs en direction des pays arabo-musulmans, phénomène antérieur à la traite transatlantique et dont les conséquences, au final, ont été plus lourdes.
Dès le VIIe siècle après. J.-C., les Arabes, qui ont conquis l’Egypte au cours de la première expansion islamique, lancent des expéditions visant à soumettre les peuples de Nubie, de Somalie, du Mozambique. En 652, pour obtenir la paix, le roi de Nubie Khalidurat signe avec l’émir arabe Abdallah ben Saïd un traité (bakht) par lequel il s’engage à livrer chaque année 360 esclaves des deux sexes. Prélevé sur les populations du Darfour, ce tribut sera le point de départ d’une ponction humaine qui, pendant treize siècles, frappera le continent africain, de l’océan Atlantique à la mer Rouge. Des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants, réduits en esclavage, seront ainsi conduits vers l’Egypte, la Perse, l’Arabie, la Turquie, la Tunisie, le Maroc. Les prisonniers, capturés au cours de razzias, étaient regroupés en caravanes et dirigés soit vers l’intérieur des terres, soit vers la mer, entamant un long voyage pour être vendus. A l’ouest de l’Afrique, la route des esclaves traversait le Sahara pour déboucher vers la côte méditerranéenne. Dans le centre-est du continent, l’itinéraire passait à Khartoum, au Soudan, puis remontait le Nil. Sur la côte orientale, c’est le port de Zanzibar (dans l’actuelle Tanzanie) qui servait de marché aux esclaves à destination de la péninsule Arabique, de la Perse et de l’Inde. Ce système, souligne Tidiane N’Diaye, était lié aux jugements racistes qui s’exprimaient vis-à-vis des Noirs dans le monde arabo-musulman : le mot arabe abid, qui signifie esclave, était devenu, à partir du VIIIe siècle, plus ou moins synonyme de « Noir ».
Des peuples d’Afrique s’étaient spécialisés dans le commerce de leurs semblables, capturés au sein de territoires et de tribus ennemis. L’empire du Mali, aux XIVe et XVe siècles, pratiquait massivement l’esclavage. En Afrique occidentale, les royaumes d’Ashanti ou d’Abomey (actuels Ghana et Bénin) étaient de véritables Etats négriers qui firent affaire avec les Européens quand ceux-ci firent leur apparition sur les côtes africaines. En Afrique occidentale, au début du XIXe siècle, donc avant la colonisation européenne, l’expansion des peuples noirs islamisés ravageait un espace compris entre le lac Tchad et l’océan Atlantique. A chaque fois, des tribus entières étaient réduites à l’état servile, et vendues. Au nord, les esclavagistes de Libye, traversant le Sahara, effectuaient des razzias en direction du sud, dépeuplant l’actuelle République centrafricaine. En Afrique orientale, du Mozambique à la Somalie, la côte était colonisée par le sultanat d’Oman. En 1840, cette principauté musulmane fera de Zanzibar sa capitale, créant des centres esclavagistes qui s’étendaient jusqu’au fleuve Congo. C’est dans cette région, dans les années 1860, que Tippo-Tip, un marchand négrier de Zanzibar, se taillera un royaume fondé sur la chasse aux esclaves, écumant les actuels Etats de Somalie, Ethiopie, Kenya, Ouganda, Tanzanie, Burundi, Zaïre, Malawi et Mozambique.
Lorsque les explorateurs européens pénétrèrent à l’intérieur du continent, ils découvrirent l’ampleur des coutumes esclavagistes. Ainsi l’Anglais Livingstone, médecin et théologien, qui explora le Zambèze et le plateau des grands lacs entre 1850 et 1860, et dont la rencontre avec Stanley, sur les bords du lac Tanganyika, en 1871, est restée célèbre. Livingstone mort (en 1873), Stanley poursuivra son œuvre au cours des années 1870-1880. Les récits de ces aventuriers dresseront l’opinion anglaise contre la traite pratiquée en Afrique, forçant le gouvernement britannique à intervenir au Soudan en 1885. A Paris, en 1888, c’est le cardinal Lavigerie, archevêque d’Alger et fondateur des Pères blancs, qui, alerté par ses missionnaires, lança une campagne contre l’esclavagisme. Un appel qui sera entendu. En 1889-1890, une conférence internationale réunie à Bruxelles décidera de réprimer la traite des esclaves en Afrique. L’Afrique où les Européens, au congrès de Berlin de 1884, s’étaient partagé les zones d’influence entre Français, Britanniques, Allemands, Portugais et Belges. Si paradoxal que cela paraisse de nos jours où la colonisation a mauvaise presse, un des buts des colonisateurs était d’éradiquer l’esclavage.
Tidiane N’Diaye observe qu’il est difficile, au regard de la rareté des sources, d’établir une comptabilité exacte des victimes de cette traite. S’appuyant sur les travaux de l’historien américain Ralph Austen, de l’université de Chicago, il retient les chiffres de 7,4 millions d’Africains déportés dans le cadre de la traite transsaharienne entre le VIIe et le début du XXe siècle. S’ajoutent 1,6 million de captifs morts au cours du voyage et 300 000 autres restés en bordure du désert ou dans les oasis, soit un total de 9,3 millions de prisonniers pour la voie saharienne. Dans les régions voisines de la mer Rouge et de l’océan Indien, 8 millions d’Africains auraient été transférés par la terre ou par bateaux. On aboutit ainsi au total de plus de 17 millions d’Africains victimes de la traite, sachant que, pour un déporté sain et sauf, trois ou quatre auraient péri.
Pour ce qui est de la traite transatlantique, 13 millions d’Africains en auraient été victimes entre le XVe et le XIXe siècle. Une diaspora de 70 millions de Noirs, toutefois, vit aujourd’hui aux Etats-Unis, dans les îles caraïbes et au Brésil. Dans les pays arabo-musulmans qui achetaient autrefois des esclaves, en revanche, ces derniers n’ont pas de descendants. Entre la castration des hommes, pratiquée systématiquement et dont la mortalité était considérable en raison des conditions d’hygiène, et des autres mauvais traitements, tout était disposé pour ce carnage. C’est pourquoi Tidiane N’Diaye n’hésite pas à parler de génocide. Un génocide « voilé », selon lui, parce que, de nos jours, une sorte d’entente tacite entre Arabo-musulmans et Africains convertis à l’islam permet de passer sous silence la traite interafricaine et la traite orientale : sur fond d’anticolonialisme rétrospectif, descendants de victimes et descendants de bourreaux s’arrangent pour braquer les projecteurs sur la traite transatlantique, et par-là même charger l’Occident.
Jean Sévillia
Tidiane N’Diaye, Le génocide voilé. Enquête historique. Folio, 320 pages, 7,70 €.
Sources : Le Figaro Histoire (Edition du jeudi 1 juin 2017)