Par Johan Hardoy ♦ Édouard Limonov est un auteur russe de notoriété internationale. Son existence mouvementée l’a successivement mené à être poète à Moscou, sans-abri puis domestique à New York, écrivain à Paris, engagé aux côtés des Serbes, dissident puis prisonnier politique en Russie. Le 17 mars 2021 correspond au premier anniversaire de sa mort. Ceux qui voudront en savoir plus sur sa vie et son œuvre consulteront avec bonheur le site actualisé tout-sur-limonov.fr, ainsi que le blog Antifixion de son vieil ami parisien Thierry Marignac.
Au début des années 2000, son engagement politique « national-bolchevique » lui a valu d’être condamné à quatre ans de prison suite à une accusation pour trafic d’armes et tentative de coup d’État au Kazakhstan. Avant d’être libéré au bout de deux ans et demi, en partie grâce à une campagne de soutien internationale, il avait mis à profit son temps de captivité pour écrire encore huit livres, dont le Livre de l’eau.
Cet ouvrage, composé d’épisodes vécus par l’auteur, s’inscrit autour du thème des mers, des fleuves, des lacs, etc., jusqu’aux fontaines et aux saunas. Comme l’indique la quatrième de couverture, « Le sens de ses engagements, de ses passions et de ses combats héroïques ressort avec une perspective nouvelle à travers l’élément aquatique ».
Il s’agit donc également d’une réflexion sur le « temps écoulé »… Tant il est vrai que l’on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve ou dans le même océan temporel.
De cette mémoire revisitée, Limonov dégage deux thèmes majeurs qui ont marqué sa vie : « Dès le plus jeune âge, j’ai joué les Don Juan ou les Casanova tout en envisageant une carrière de soldat et de révolutionnaire à l’image de Bakounine et de Che Guevara ».
Servi par un style percutant, l’écrivain a le don de partir d’une scène intime, apparemment banale, pour en tirer le fil par une suite de considérations et d’anecdotes qui finissent par dépeindre l’esprit d’un lieu et d’une époque. Dans ce livre, c’est l’élément liquide qui sollicite sa mémoire. En voici quelques illustrations.
Une femme
C’est Natacha, une « grande fille à la silhouette de championne de natation », qui ouvre le bal lors du premier épisode du livre. Étendu sur la plage de Nice, Limonov l’admire alors qu’elle « nage consciencieusement », cette contemplation idyllique n’étant que partiellement gâchée par la circulation automobile incessante sur la Promenade des Anglais. Nous sommes en 1990, considérée par l’auteur comme sa « dernière année de paix ».
À Nice, dans une ville où « la moitié des serveurs ressemblent à Alain Delon », Natacha est amoureuse de lui mais « aime tout autant la vie ». Évidemment, ils finissent par se disputer violemment et la belle lui lance des accusations que l’auteur trouve injustes. Les tourtereaux finissent quand même par se réconcilier avant leur départ en train pour Paris.
Thierry Marignac, qui a bien connu Natacha alors qu’elle chantait dans des cabarets russes parisiens, consentira peut-être à vous donner son nom…
La guerre
L’épisode suivant se déroule en 1992, au bord de la Mer Noire. Limonov et le capitaine Vlad Chouryguine, reporter d’un journal nationaliste, reviennent de la guerre en Transnistrie (un État indépendant de fait depuis la dislocation de l’ex-U.R.S.S.). Deux « gars du Service de Sécurité » de ce pays les accompagnent en voiture jusqu’à la gare d’Odessa, située en Ukraine désormais indépendante. Ces derniers transportent « toutes sortes de trucs » dont la détention est interdite par le Code pénal ukrainien, raison pour laquelle ces objets illicites ne sont déposés qu’au dernier moment dans les bagages des Russes. Une fois à la gare, où la salle d’attente pue toujours autant qu’à l’époque soviétique, impossible d’acheter des billets pour Moscou, même chez les revendeurs clandestins ! Une altercation survient entre Vlad et un capitaine de la milice ukrainienne qui semble particulièrement excité à la vue d’un galon soviétique cousu sur son blouson. Heureusement, Limonov s’interpose pour raisonner son compagnon, en lui rappelant ce qu’ils transportent dans leurs bagages. En cas de découverte, « adieu la liberté pour longtemps » ! Le vêtement disparaît donc prestement dans un sac et la situation se calme, mais toujours pas de billets pour Moscou…
Limonov tente donc de contacter un « Juif entreprenant » (dont il taira l’identité pour le protéger), patron d’un vidéo-bar rencontré dans le train lors du voyage aller. Cet admirateur de son œuvre l’avait tout particulièrement choyé après l’avoir reconnu, tout en se targuant de posséder des « pistons monstrueux ». La situation s’arrange donc quand l’intéressé se présente à la gare, à bord de sa « vieille bagnole américaine, rose et immense ». Avant de partir pour la Russie, les deux hommes sont reçus dans la famille de leur sauveur, où ils se régalent d’anchois arrosés de vodka avant de se rendre sur la plage pour fêter le Jour du Pêcheur. Heureux, Limonov se laisse photographier avec toutes les jeunes Juives présentes, tandis que son compagnon évoque Jirinovski avec ses hôtes.
En contemplant le ciel « profond et volcanique », alors que le soleil « intolérable » fait fondre l’asphalte, les songes de l’auteur le portent vers deux personnages historiques, le chef de brigade rouge Kotovski, assassin et ancien forçat, et le général blanc Slachtchov, cocaïnomane et « sabreur nietzschéen », qui ont tous deux pris la ville d’Odessa lors de la guerre civile russe.
Paris
Limonov se remémore les chaises métalliques couleur salade disposées en bordure des parterres, qu’il compare aux sièges de sa prison qui accueillent des criminels d’État, et non de jolies étudiantes et des oisifs. Les garçons draguent les filles (les deux termes en français dans le texte), les curieux flânent, le jardin se remplit d’enfants qui parfois montent sur des poneys ou des carrioles.
Il se souvient aussi que, pendant les premières années de sa vie parisienne, il avait tellement faim qu’il était obsédé par l’idée de se procurer une épuisette pour capturer une des grosses carpes dont le bassin regorge.
Tout près, devant le Sénat, en observant des policiers en grande tenue qui montent la garde, il imagine que deux Tchétchènes armés et déterminés suffiraient à causer un grave préjudice à la République française. Du côté de l’entrée principale, rue de Vaugirard, il calcule qu’il en faudrait quatre.
Limonov a passé des milliers d’heure dans ce jardin, où « la vie bat son plein sous des formes innombrables ». Il était ému en lisant, sur le socle d’une statue, « Blanche de Castille, XIème siècle », tout en aimant méditer près de Baudelaire.
En mai 2019, lors de son dernier séjour à Paris, au retour d’une manifestation de Gilets jaunes pour laquelle il s’était déplacé de Moscou, c’est dans les allées du Luxembourg qu’il avait tenu, sans en rien dire à personne, à jeter un de ses derniers regards sur cette ville qu’il aimait…
Johan Hardoy 26/03/2021
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