Le sujet des langues régionales hérisse tellement qu’à Marianne, parmi les nombreux débats qui nous agitent, celui-ci est un des plus animés.
© Hannah Assouline
Ce qui fragilise la langue française, ce ne sont pas les langues qui portent l’histoire de ce pays mais la déferlante effroyable de l’uniformisation culturelle induite par la globalisation.
« La langue basque est une patrie que l’on emporte à la semelle de ses souliers. » La phrase est de Victor Hugo. Parce qu’il fallait un écrivain, quelqu’un qui habite sa langue et qui sait ce que chaque mot charrie de mémoire et d’imaginaire pour comprendre le rapport des Basques à cette langue étrange, unique au monde, lointaine trace de celle que parlaient les hommes qui peuplaient l’Europe avant les invasions indo-européennes.
Il est des sujets qui ont le don de crisper, d’attiser les tensions sans que l’on comprenne bien pourquoi. L’Assemblée nationale vient de voter une proposition de loi sur la préservation du patrimoine linguistique français. Les documents, les panneaux de signalisation, les graphies spécifiques (on se souvient du tilde du prénom Fañch, que l’état civil refusait d’inscrire), mais surtout l’apprentissage immersif à l’école, c’est-à-dire les cours de mathématiques ou d’histoire en langue corse, alsacienne ou bretonne.
Sujet passionnel
Encore faut-il que le Conseil constitutionnel ne juge pas tout cela contraire à l’article 2 de la Constitution et à son ajout de 2002 stipulant que « la langue de la République est le français ». Le sujet hérisse tellement qu’à Marianne, parmi les nombreux débats qui nous agitent, celui-ci est un des plus animés. C’est la raison pour laquelle on peut trouver dans un même numéro la chronique de Guy Konopnicki, opposée à ce vote, et les lignes que voici. Au lecteur, au citoyen de juger.
Parfaitement légitimes sont les arguments de ceux qui voient dans cette décision le risque de fracturation d’une communauté nationale déjà fragilisée, de ceux qui envisagent la perspective d’un repli identitaire et d’un rejet de « l’étranger » français (aussi absurde, pourtant, que l’idée selon laquelle défendre la culture et l’histoire françaises constituerait une « fermeture à l’autre »), ou de ceux qui rappellent que nombre de promoteurs des identités régionales rêvent la disparition des États-nations au profit d’une Europe des régions et des ethnies dont les fondements idéologiques sont tous sauf émancipateurs et modernes. Quiconque croit que l’invention par la Révolution française du « peuple souverain », entité politique constituée par une communauté de citoyens libres, est un progrès ne peut que se poser ces questions.
L'uniformisation, bien plus menaçante
Ce n’est pas un hasard si c’est la Révolution qui part en guerre contre la diversité des langues au sein de la nation française. « Le fédéralisme et la superstition parlent bas breton ; l’émigration et la haine de la République parlent allemand ; la contre-révolution parle italien et le fanatisme parle basque », écrit Barère de Vieuzac au Comité de salut public, reprenant les mots de l’abbé Sieyès… sur l’obscurantisme et l’ignorance qui parlent breton ou provençal. À l’idée que les citoyens, pour s’approprier la chose publique, doivent parler la même langue s’ajoute la conviction plus dangereuse que l’éradication des langues permettrait de nettoyer la mémoire et les traditions jugées réactionnaires. Ou comment passer du rêve d’émancipation de l’humanisme et des Lumières au fantasme de l’homme nouveau…
Deux siècles plus tard, la situation est-elle comparable ? Ce qui fragilise la République, la communauté nationale et la langue française, ce ne sont pas les langues qui portent l’histoire de ce morceau de planète devenu la France et que caractérise la diversité de ses climats, de ses paysages, dont les langues, les modes de vie et l’architecture sont le visage, mais la déferlante effroyable de l’uniformisation culturelle induite par la globalisation. Faut-il interdire les panneaux indicateurs en breton quand chaque enseigne, chaque publicité, affiche des mots anglais comme gage supposé de modernité ?
Chacun est composé de strates identitaires
« L’humanité, déplore Claude Lévi-Strauss dans les dernières pages de Tristes Tropiques, s’installe dans la monoculture ; elle s’apprête à produire la civilisation en masse, comme la betterave. » Encore faut-il s’entendre sur ce qu’on entend par « civilisation ». L’apprentissage des langues minoritaires dans les écoles ne menace pas le français, au contraire. Les élèves des écoles Diwan ont d’excellents résultats, car la maîtrise d’une langue renforce celle de l’autre en portant l’attention de l’enfant sur la grammaire et les subtilités du vocabulaire. Ce qui tue plus sûrement la France est de laisser des générations d’enfants sans aucune maîtrise du français, incapables de formuler précisément leur pensée. Œuvre conjointe des réformes scolaires et du divertissement télévisuel comme arme de destruction massive de la complexité.
Tout être humain est un composé de strates identitaires. Croire que détruire le plus charnel, le plus proche, renforcera l’État-nation, c’est ne pas comprendre que l’amour de la France est également charnel et qu’il passe par l’amour de ces « petites patries » dont parlait Jules Ferry. C’est d’empêcher des gens de pratiquer et de transmettre leur langue qui leur donne l’impression que l’effacement de l’État-nation au profit d’« eurorégions » ou de « communautés » aux contours démocratiques flous leur offrirait plus de liberté.
La France, au contraire, est née de cette dialectique entre l’un et le divers qui fait sa richesse. Ses langues, comme ses vins et ses fromages, l’ont forgée comme nation littéraire, sensible à la façon dont on dit le monde à travers les mots et les gestes. Il s’agit désormais de savoir si nous voulons que subsiste la culture française.
Source : https://www.marianne.net/