Second stade : la maîtrise de son corps. Affirmer sa propre autorité sur l'organisme entier. « Imaginez votre corps comme détaché de vous. S'il crie, faites le taire de suite, comme le fait une mère sévère avec son enfant. S'il fait des caprices, reprenez-le, comme le fait un cavalier avec son cheval qu'il tient au mors. S'il est malade, donnez-lui des prescriptions, comme un docteur à son patient. S'il désobéit, punissez-le, comme le maître agit avec son élève ». Cela doit devenir une discipline habituelle : non une théorie, mais une pratique.
L'exercice spirituel intervient souvent ici avec l'entraînement guerrier. En des temps passés, des “concours de fermeté” furent institués pour établir lesquels des élèves savaient le mieux supporter la chaleur la plus torride en été et le froid le plus glacial en hiver. En outre, le Zen en général est vraiment considéré comme une sorte de contre-partie spirituelle et même initiatique par les différents “arts martiaux”, et aussi par certaines activités artisanales, où la maîtrise dans une branche professionnelle est conçue comme une sorte de signe extérieur d'une réalisation intérieure correspondante.
Le troisième degré est le contrôle de la vie passionnelle et émotive, et la réalisation d'un équilibre interne. Ainsi est perçue l'irrationalité de toute crainte vaine et de tout espoir vain, de toute agitation, au point d'avoir “son cœur sous sa propre domination”. À cet égard, on se souvient d'une anecdote relative à O-yô-mei. Commandant en chef d'une armée qui menait une lutte décisive contre une tentative d'usurpation, il ne négligeait pas, durant sa campagne, la pratique du Zen dans son propre quartier général. À l'annonce que ses troupes avaient été mises en déroute, ceux qui étaient près de lui furent pris de terreur, mais lui ne se troubla pas le moins du monde : il donna seulement de brèves instructions. Peu après arriva la nouvelle que dans le déroulement de la bataille la victoire avait été remportée. Le chef resta calme comme avant et n'interrompit pas non plus l'état zen. Il faut cependant souligner qu'il ne s'agit pas de réaliser une insensibilité rigide, mais plutôt d'éloigner chaque sentiment inutile, chaque trouble vain. Un autre exemple : celui des kamikaze, les pilotes suicides de la dernière guerre mondiale. Ces derniers, qui pratiquaient presque tous le Zen, étaient capables de vaquer régulièrement à leurs occupations, même de se divertir, tout en sachant qu'à tout moment l'appel pour le vol sans retour pouvait leur arriver.
Le quatrième degré implique ce que l'on appelle le “rejet du Moi”. Il faut cesser non seulement de se sentir stupidement “important”, mais aussi de croire que l'existence individuelle a une véritable réalité. L'attachement au Moi serait le plus grand lien à couper. Alors, on sera déjà sur le seuil de la “conscience illuminée”, synonyme d'un état de super-individualité, d'impersonnalité active. En fait, cette dimension supérieure, qui, dans un sens spécial, pourrait être de “contemplation”, comme nous l'avons dit, n'est pas associée à une vie séparée et claustrale, mais elle est comprise comme un état de conscience qui devrait être permanent, de façon à accompagner chaque expérience et toute activité. Cette phrase est citée : « N'être attaché à rien, c'est la contemplation ; si vous avez compris cela, dans la façon d'aller, de vous tenir, de vous asseoir et d'être couché vous ne cesserez jamais d'être en contemplation ».
Parallèlement à cela, sont bien distingués cinq degrés de la discipline, appelés kô-kun-go-i, soit les “cinq degrés du mérite”.
Le premier est le “rang de la révulsion”, correspondant au disciple qui, du monde extérieur, se tourne vers celui de l'intérieur en se soustrayant à la domination du premier. On emploie une allégorie spéciale : le Moi supérieur auquel on tend est figuré comme un souverain, vers lequel on se tourne, comme si on était son peuple. Puis vient le “rang du service”, caractérisé par le loyalisme envers ce souverain intérieur, par un “service” constant pénétré par l'obéissance, par l'affection, par la crainte d'offenser, comme se comporte une personne admise à la suite d'un roi. Puis vient le “rang de la valeur” que démontre le combat, la déroute et la soumission de l'armée rebelle des passions et des instincts insurgée contre le souverain, avec lequel on passe du rang de personne de sa suite royale à celui d'un de ses généraux. Le quatrième degré est le “mérite de la coopération”, semblable au degré de celui qui n'est pas simplement voué à combattre et à “défendre le Centre”, mais qui est admis dans le groupe de ceux qui conseillent pour le bon ordre et la puissance de l’État. Le dernier rang est appelé “mérite suprême” — kô-kô —, c'est le rang même du souverain avec lequel on s'est identifié. Ici, l'action cesse.
La souveraineté spirituelle, l'état de la conscience douée d'une liberté supérieure, est réalisée. Cette figuration symbolique ou allégorique des divers états de la discipline spirituelle selon le Zen est très importante, parce que c'est justement elle qui peut servir d'intermédiaire entre le domaine intérieur et le domaine extérieur ; à savoir, qu'elle indique comment le Zen a pu se rattacher au système de la religion officielle shintoïste dans l’État nippon, laquelle avait, comme nous l'avons déjà précisé au début, le culte de !'Empereur en tant que fondement. On peut dire que le samouraï projetait dans le souverain le même idéal spirituel qu'il reconnaissait en lui, le “Roi” symbolique dont on vient de parier dans l'allégorie des cinq rangs du mérite. Ainsi, il pouvait, à partir de ce principe, établir un parallélisme effectif entre la discipline spirituelle et la discipline supérieure d'une élite, au point d'éclairer d'une signification supérieure tout ce qui est dévouement actif, service, lutte, sacrifice, connaissance et sapience pour le bien et la puissance de la communauté dont l'Empereur — le Tenno — était le sommet.
Pour le samouraï, tout cela allait donc assumer une valeur “rituelle”, et ce, par une voie de réalisation intérieure. Par conséquent, pour le samouraï le sacrifice suprême pour la patrie équivalait au sacrifice de la partie caduque et éphémère de soi-même face à un “Moi supérieur” participant à ce qu'on appelle la “Grande Libération”.
Ces aperçus pourront peut-être suffire, afin de donner un sens à la “voie du samouraï”. Quelques correspondances avec l'orientation que l'Occident a connue, à d'autres époques, n'échappent pas, même si ce fut dans des formes d'expression différentes. Il suffit de se remémorer l'idéal ascétique et guerrier des grands Ordres chevaleresques médiévaux, de la valeur donnée à la “fidélité”, jusqu'à faire d'elle une sorte de sacrement et de critère pour une distinction presque ontologique parmi les êtres humains, des justifications transcendantes et sacrées données par les gibelins à la même idée impériale, en se référant à une mystérieuse “religion royale de Melchisedeck”.
Il y a peu de temps encore, le Japon pouvait se présenter comme l'exemple unique, dans le monde moderne et anesthésiant, d'une civilisation dans laquelle la conservation jalouse des idées traditionnelles séculaires allait de pair avec un haut degré de modernisation de ses structures extérieures. Malheureusement, depuis la défaite de la Seconde Guerre mondiale cet équilibre est rompu, les énergies spirituelles de la race Yamato, c'est-à-dire nippone, se sont appliquées au monde extérieur, produisant un “miracle économique” et plaçant le Japon parmi les premières puissances industrielles et économiques du monde ; mais, dans le même temps, et en particulier dans les plus grandes villes, la vie et les mœurs se sont laissées intoxiquer de bon gré et avec raffinement par les influences de l'Occident moderne, en particulier par les États-Unis, ainsi que nous pouvons le constater facilement dans les documentaires, dans les films, les reportages. Le geste cruel, l’hara kiri, de Yukio Mishima aurait voulu avoir la signification d'un “Japon, réveille-toi !”, analogue au “Deutschland, erwache !” lancé après la Première Guerre mondiale en Europe centrale. Il ne semble pas avoir été remarqué si ce n'est comme une singularité, et certains sont allés jusqu'à le qualifier de pure “théâtralité”. Si ces développements suivent la même direction, un exemple presque unique de haute valeur paradigmatique n'existera plus que sous la forme d'un souvenir. Et cela pourra faire partie de tous les signes de l'avènement général et irrépressible de cette époque qui, déjà depuis des temps très reculés, avait été prévue et décrite dans les termes d'un “âge obscur” : kali-yuga.
► Julius Evola, Kalki n°1, 1985.
[Texte paru dans Vie della Tradizione n° 2, 1971, traduit de l'italien par Sylvie Rongiéras]