Eric Zemmour
La ficelle était trop grosse et les inconvénients supérieurs aux avantages. il avait fait d’Audrey pulvar une victime et rassemblé la gauche autour d’elle. Darmanin n’a pas tergiversé : il a renoncé. son premier réflexe avait quand même été de porter plainte contre elle pour diffamation envers la police. Qu’avait dit l’impétueuse candidate socialiste aux régionales ?
Que « la manifestation des policiers de la semaine dernière devant l’Assemblée nationale avait quelque chose de glaçant ». pas de quoi fouetter un chat ni même un poulet ! Darmanin aurait dû ruminer la formule ironique de Talleyrand : « Il faut se méfier du premier réflexe. C’est le bon. » bon pour révéler un caractère, celui d’un personnage comme d’une époque. Que nous dit cette réaction quasi instinctive du ministre de l’intérieur ? Qu’il est bien un politicien de son temps. Et que dit ce premier réflexe de notre temps ? Que les prétoires ont remplacé les hémicycles parlementaires comme ceux-ci avaient remplacé les prés des duels. bien sûr, pendant un temps, les modes de résolution des conflits peuvent cohabiter. Ainsi, le dernier duel entre élus date de 1967. Gaston Defferre fut le dernier grand politique à en user. Mais ce duel à l’épée était depuis longtemps passé de mode. Dès le XIXe siècle, on s’affrontait par le verbe et le talent oratoire à la Chambre des députés. Des tribuns comme Clemenceau ou Jaurès s’escrimaient avec les mots. Et les mots pouvaient tuer, en tout cas politiquement.
Depuis une ou deux décennies, le parlement s’est vidé totalement et de son rôle politique et de ses grands ora- teurs. C’est désormais dans les prétoires qu’on vide ses querelles politiques et idéologiques. incroyable détournement et incroyable transformation du débat intellectuel et idéologique.
On attaque en justice pour pouvoir ensuite ostraciser l’adversaire et l’affubler de l’infâme : « condamné par la justice » ou encore mieux : « multirécidiviste ». Comme si le condamné avait détroussé une vieille dame, alors qu’il a seulement exprimé un désaccord avec la doxa dominante. On confond volontaire- ment délit avec « délit d’opinion ». On criminalise la liberté de penser et de s’exprimer. C’est la perversité profonde de cette évolution. On multiplie les lois qui incriminent les « délits d’opinion » au nom de la lutte contre les « discours de haine » ou les « discriminations ». On donne au magistrat un rôle inédit de juge politique de ce qui se dit et ne se dit pas, de ce qui se pense et ne se pense pas. On fait de la magistrature une cléricature oligarchique qui détermine les pensées autorisées et les pensées interdites. Dans notre tradition juridique, le juge est « la bouche de la loi ». On le transforme en bouche d’une religion révélée, la « bien-pensance ». Le combat politique n’est plus celui d’idées et d’idéologies qui s’affrontent, mais le combat manichéen du légal et de l’illégal, du bien et du mal. On ne veut plus convaincre mais ostraciser, on ne veut plus dominer mais condamner.
Source : Le Figaro magazine